René Guénon ou l'énigme du Sphinx


Nous n'avons pas oublié que la naissance de René Guénon coïncida exactement avec le retour de l'influence « isiaque » dans le Razès — ce qui permet déjà d'envisager sa mort en Égypte comme une sorte de compensation sacrificielle, reflétant d'ailleurs l'ensemble d'une existence vouée certes à l'enseignement, mais aussi, mais surtout, au combat contre les puissances infernales pour lesquelles l'Égypte, justement, est le passage obligé.

René Guénon est originaire de Blois, antique cité de Belen, l'Apollon gaulois, et promise par d'inquiétantes prédictions aux fastes captieux accompagnants la geste du Grand Monarque ou Roi de Blois nostradamique, étroitement associé à la face obscure des mystères du Razès. Sa naissance est donc symboliquement marquée par l'ambivalence de cette mission spirituelle de la France dont, par-delà les reniements passés et futurs, il atteste secrètement l'assomption ultime, mais non point le couronnement...

Signe de contradiction posé au crépuscule d'un cycle d'humanité, son œuvre adamantine réaffirme dans tous les domaines les exigences pérennes de la Tradition, et juge par là même une époque en complète déréliction, oublieuse de l'« unique nécessaire ».

Que ce métaphysicien s'affirmât irréductible aux critères en usage dans le monde intellectuel, n'en rendit que plus dérangeantes ses démonstrations implacablement logiques, formulées en une langue rigoureuse et dense, et dont la compréhension impliquait que l'orthodoxie doctrinale retrouvée s'accompagnât pour le lecteur d'une orthopraxie rituelle. Cet appel à la totalité de l'être — et non pas au seul mental — explique en partie la vigueur des réactions suscitées, qu'elles fussent d'adhésion ou de rejet.

Autour de l'œuvre, une certaine conspiration du silence a désormais fait place à une pléthore exégétique plus inconsciemment perverse, qui risque d'en obscurcir la fulguration et d'en diluer dans l'air du temps les exhortations irréfragables. Ainsi a-t-on vu apparaître ces dernières années, dans tels numéros spéciaux de revues « littéraires », un « guénonisme mondain » désinvolte et bavard, regroupant littérateurs et artistes à la mode, anciens gauchistes repentis, universitaires enhardis, enfin délivrés de leur autocensure, représentants des médias, etc., chacun voulant dire son mot, enrichir le débat de sa « sensibilité » propre, de son « approche » personnelle... Ce n'est pas — soyons équitable — qu'en dehors des horripilantes coquetteries, des bavardages insipides, on ne rencontre des témoignages excellents, profonds, qui inspirent le respect. Mais l'ensemble dégage bien cette impression désagréable de miroir brisé où se reflète, étincelante parfois, déformée ailleurs, souvent méconnaissable, une œuvre dont l'auteur se voulait pourtant « Serviteur de l'Unique ». Elle s'en trouve ainsi désamorcée, dépouillée de son caractère subversif à l'égard du désordre établi et de la ci-devant idéologie dominante, qui semble vouloir — fût-ce en utilisant ceux-là même qui s'en croient libérés — compromettre et entraîner dans sa chute ses plus farouches adversaires. Episode hélas significatif de l’implosion de sens qui caractérise cette fin de siècle.


Guénon, nous sommes au regret de le proclamer, n'est pas un « penseur » de bonne compagnie, fondateur d'un courant qui s'intitulerait pour suivre la mode « le nouvel ésotérisme » ! On n'en fera jamais même à titre posthume, un commensal de l'intelligentsia dans les dîners parisiens. Il a en effet défié le siècle et son œuvre porte en filigrane la trace de sa lutte avec la contre-initiation qui pressentait en lui un irréductible adversaire, apparu de surcroît en un lieu stratégique de l'échiquier où se joue le jeu divin. Au-delà de ses mises en garde contre le Grand Monarque, premier protagoniste de la Grande Parodie et incarnation de la France des ténèbres, il faut en effet accorder valeur de signe au fait que Guénon soit né français, ce qui conditionnait le mode d'expression de son œuvre et désignait le peuple auquel elle s'adressait d'abord. Son départ pour Le Caire en 1930 —après qu'il fut parvenu au terme- des petits mystères — et son « islamisation » subséquente, autorisée par son état de Rose-Croix effectif, n'infirment nullement ce postulat ; car s'il finit ses jours en Égypte, dont il adopta la tradition et les mœurs, redisons-le, comme jadis les Rose-Croix en pays étranger, la raison en est purement « fonctionnelle ». Ainsi l'exigeaient les nécessités de son combat.

Cette fonction, Guénon l'a lui-même définie de façon lapidaire, en rendant compte dans Le Voile d'Isis de janvier 1933 [1] d'un numéro de la Revue Internationale des Sociétés Secrètes. Après avoir évoqué quelques individualités relevant consciemment ou non de la contre-initiation, il concluait ainsi : « [...] et, pour surveiller le chemin qui mène des uns aux autres, le "point géométrique" où nous nous trouvons (mettons que ce soit, si l'on veut, le sommet d'une Pyramide) est particulièrement bien situé ! Faut-il préciser que, sur ce chemin, nous avons relevé les traces d'un "âne rouge" et celles... du Dragon de l'Élue [2] ? »

Ce sommet de la pyramide est à plusieurs titres révélateur. D'abord, c'est là, d'une façon générale, que se tient symboliquement tout prophète. Ensuite, nous avons vu combien Guénon, à propos du sceau des États-Unis, soulignait le pseudo-symbolisme de la pyramide tronquée (signe d'incomplétude à l'image de la Grande Pyramide de Chéops), que venait coiffer, par-delà un cercle de nuages (ou un brouillard contre-initiatique...) un singulier pyramidion, qui prétendait en somme détourner au profit de l'« impérialisme américain » une fonction eschatologique qui revenait à la France et dont le « couronnement » est d'ores et déjà figuré par cette pyramide naturelle et non tronquée qu'est le mont Aiguille dauphinois. Et comme rien ne saurait être indifférent dans l'existence d'un prophète légiférant mineur, nous soulignerons la singulière cohérence de ces quelques faits : immédiatement avant son départ pour l'Égypte, facilité sur le plan matériel par Mme Dina, veuve d'un Egyptien, Guénon se rendit en compagnie de cette dernière en Savoie [3]... C'était là signifier par anticipation cet échange « sacrificiel » (à l'image de celui de Saint Louis) par lequel Guénon, en achevant sa vie à l’ombre de la Grande Pyramide, permettait à la France — nouvelle Terre sainte — de recevoir l'héritage le plus ésotérique d'El Kimya, de même que les Hébreux, en quittant cette dernière, avaient jadis emporté dans leur marche vers la Terre promise un dépôt indispensable, figuré par des vases (...graaliques) d'or et d'argent.

Il nous reste à préciser que l'« incomplétude » de la Grande Pyramide renvoie directement à l'héritage hermétique, dont nous avons vu qu'il ne constituait pas, justement, une forme traditionnelle intégrale. Or, dans le « Tombeau d'Hermès [4] », Guénon rapportait une légende selon laquelle « la Grande Pyramide serait le tombeau de Seyidna Idris, autrement dit du prophète Hénoch », tandis que la deuxième pyramide serait celui de son maître. Comme l'écrit encore Guénon, cette légende du tombeau ne peut manifestement pas être prise à la lettre puisque Hénoch fut enlevé vivant au Ciel. De fait, on précise que « ce n'est pas le corps d'Idris qui fut enterré dans la Pyramide, mais sa science ; et, par-là, certains comprennent qu'il s'agit de ses livres ; mais quelle vraisemblance y a-t-il à ce que des livres aient été enfouis ainsi purement et simplement, et quel intérêt cela aurait-il pu présenter à un point quelconque [5] ? Il serait beaucoup plus plausible, assurément, que le contenu de ces livres ait été gravé en caractères hiéroglyphiques à l'intérieur du monument ; mais malheureusement pour une telle supposition, il ne se trouve précisément dans la Grande Pyramide ni inscriptions ni figurations symboliques d'aucune sorte [...]. Alors, il ne reste plus qu'une seule hypothèse acceptable : c'est que la science d'Idris est bien vraiment cachée dans la Pyramide, mais parce qu'elle se trouve incluse dans sa structure même, dans sa disposition extérieure et intérieure et dans ses proportions […]

Cette interprétation, précise encore le Maître, s'accorde d'ailleurs avec une autre tradition arabe, qui attribue la construction des Pyramides au roi antédiluvien Surid, qui, averti par un songe de l'imminence du déluge, « les fit édifier selon le plan des sages, et ordonna aux prêtres d'y déposer les secrets de leurs sciences et les préceptes de leur sagesse. Or on sait qu'Hénoch ou Idris, antédiluvien lui aussi, s'identifie à Hermès ou Thoth, qui représente la source de laquelle le sacerdoce égyptien tenait ses connaissances, puis, par extension, ce sacerdoce lui-même en tant que continuateur de la même fonction d'enseignement traditionnel ; c'est donc bien toujours la même science sacrée qui, de cette façon encore, aurait été déposée dans les Pyramides. »

Nous savons d’autre part que depuis l’époque alexandrine, le nom d’hermétisme ne désigne plus la science sacerdotale mais une connaissance seulement cosmologique. Cette « amputation » ne serait-elle pas symbolisée précisément par l'absence du pyramidion de la Grande Pyramide - dont Guénon semble indiquer qu'il a disparu à une certaine époque, alors que les commentateurs occultisants prétendaient que la Pyramide n'aurait jamais été achevée : « le sommet manque en effet, mais tout ce qu'on peut dire de sûr à cet égard, c'est que les plus anciens auteurs dont on ait le témoignage, et qui sont encore relativement récents, l'ont toujours vue tronquée comme elle l'est aujourd'hui. »

S'agissant des prétentions illégitimes d'un hermétisme dévié révolté contre l'autorité spirituelle, on conviendra que cette précision « historico-symbolique » n'est pas dépourvue d'importance ! Et si Guénon s'est montré plus que réservé à l'égard des spéculations essentiellement anglo-saxonnes relatives à ce pyramidion manquant, n'est-ce pas justement à cause de l'appropriation tout aussi illégitime du symbolisme évoqué plus haut, et alors que rien encore ne pouvait être dit, en contrepartie, du rôle de la France ? De même, si Guénon souligne que les chercheurs modernes se sont « hypnotisés » sur la Grande Pyramide (l'idée qu'elle diffère essentiellement des deux autres semblant très récente), n'est-ce pas parce que, en sa qualité de « Tombeau d'Hermès », et compte tenu du rôle majeur de l'hermétisme dévié dans la Subversion moderne, elle constituait une « cible » privilégiée ?

Quant au lien direct entre le sacerdoce égyptien et cette fonction de la France désignée par le symbolisme du mont Aiguille dauphinois, il est bien sûr établi par le Thébain saint Maurice à la tête noire, dont on n'a oublié ni la haute fonction, ni le domaine géographique plus particulier dans lequel il l'exerce... Il y avait donc toutes les raisons pour que Guénon, avant son départ pour l'Égypte, vînt faire ce « pèlerinage » alpestre.

Cela dit, voyons, toujours grâce à Guénon, qui était ce « maître d'Idris » dont la deuxième Pyramide est censément le tombeau : « [...] il ne peut avoir été autre que Seyidna Shîth, c'est-à-dire Seth, fils d'Adam ; il est vrai que d'anciens auteurs arabes le désignent par les noms, étranges en apparence, d' Aghatîmûn et d' Adhîmûn ; mais ces noms ne sont visiblement que des déformations du grec Agathodaimôn, qui, se rapportant au symbolisme du serpent envisagé sous son aspect bénéfique, s'applique parfaitement à Seth, ainsi que nous l'avons expliqué en une autre occasion [6]. La connexion particulière qui est établie entre Seth et Hénoch est encore très remarquable, d'autant plus que l'un et l'autre sont aussi mis en rapport, d'autre part, avec certaines traditions concernant un retour à l’« état primordial », et par suite avec un symbolisme « polaire » qui n'est pas sans avoir quelque lien avec l'orientation des pyramides [...]. » (Tout comme avec celle du mont Aiguille, « pôle de l'écliptique »...)

Il reste maintenant à envisager le cas de la troisième Pyramide, qui, suggère Guénon, pourrait bien avoir un rapport avec Adam, car « il serait, somme toute, assez logique de supposer qu'elle doive compléter le ternaire des grands prophètes antédiluviens [...] ».

Si l'on se reporte, encore une fois, à la géographie sacrée française et spécialement à son « axe » essentiel, on pourra sans doute identifier la « Pyramide de Seth » au Dauphiné (et à l'Islam), la « Pyramide d'Hermès » à la Provence (et au christianisme), et la « Pyramide d'Adam » au Razès (et au judaïsme « primordialité » oblige...). Ce qui correspond parfaitement à la fonction de la tradition égyptienne qui, nous l'avons vu, apparaît en « surimpression » sur notre axe sacré. L'analogie est d'autant plus remarquable que dans le Razès, la pierre noire isiaque est en relation avec le « Tombeau d'Adam » et la « Caverne des Trésors ». De même en Provence, Sara l'Égyptienne intervient dans le contexte spécifiquement hermétique du « vaisseau du salut ». Quant à saint Maurice le Thébain à la tête noire, son assimilation à un Maure renvoie très explicitement à l'Islam.

Mais pour en revenir à Hermès, il semble donner lieu par l'intermédiaire de la tradition islamique à une acception plus spécifique de cette « tripartition » - qui est d'ailleurs comme tout symbole, susceptible d'une pluralité de sens. Guénon souligne en effet qu'en arabe, il est appelé El-muthalleth bil-hikam, « littéralement "triple par la sagesse" [...], ce qui équivaut à l'épithète grecque Trismegistos, tout en étant plus explicite, car la "grandeur" qu'exprime cette dernière n'est, au fond, que la conséquence de la sagesse qui est l'attribut propre d'Hermès [7]. Cette "triplicité" a d'ailleurs encore une autre signification, car elle se trouve parfois développée sous la forme de trois Hermès distincts ; le premier, appelé "Hermès des Hermès» (Hermès El-Harâmesah), et considéré comme antédiluvien, est celui qui s'identifie proprement a Seyidna Idris ; les deux autres, qui seraient postdiluviens, sont l'Hermès Babylonien" (El-Bâbeli) et l’"Hermès Egyptien" (El-Miçrî) ; ceci parait indiquer assez nettement que les deux traditions chaldéenne et égyptienne auraient été dérivées directement d'une seule et même source principale, laquelle, étant donné le caractère antédiluvien qui lui est reconnu, ne peut guère être autre que la tradition atlantéenne. » Et Guénon ajoute en note que l'on pourrait « conclure de l'ordre d'énumération des trois Hermès, pour autant qu'il semble avoir quelque signification chronologique, à une certaine antériorité de la tradition chaldéenne par rapport à la tradition égyptienne. » Enfin, dans un compte rendu d'un livre d'Enel [8], Guénon précise que la différence de ces deux formes traditionnelles « fut probablement déterminée surtout par la rencontre avec d'autres courants, l'un venant du Sud pour l'Égypte, et l'autre du Nord pour la Chaldée. » Ces origines respectives pourraient bien constituer la raison profonde du caractère presque exclusivement « hermétique » de l'héritage égyptien, et de la nécessité corrélative d'une intervention proprement sacerdotale — fonction qui put être partiellement dévolue à la tradition hébraïque qui, comme le rappelle encore Guénon, « est essentiellement "abrahamique", donc d'origine chaldéenne […] Cette accentuation « fonctionnelle » de la tradition égyptienne sur les sciences intermédiaires explique également, dans une phase de dégénérescence, le danger extrême présenté par l'héritage atlantéen, dont on peut dire en somme que l'Égypte, en cette fin de cycle, représente la quintessence maléfique.

Cette origine atlantéenne peut en outre donner lieu à des considérations intéressantes, dans le domaine de la géographie sacrée. On n'a pas manqué de rapprocher les pyramides égyptiennes des pyramides mexicaines, édifiées par les Toltèques originaires de Tula et donc, comme l'on sait déjà, de l'Atlantide. Or il se trouve qu'à Teotihuacan, au nord-est de Mexico, la pyramide dite « du soleil » a la même base que la Pyramide de Chéops, et que les deux édifices possèdent semblablement, à la verticale de leur pointe, une « chambre » qui reconstitue bien sûr le symbolisme de la montagne et de la caverne, ce qui, à l'échelle du microcosme français, se traduit entre autres par la présence de la grotte du Razès (résidence d'Isis pour son aspect bénéfique, et « contre-Agartha » pour son côté ténébreux) sous le « pyramidion » dauphinois concrétisé par le mont Aiguille.

Mais pénétrons dans la « Chambre du Roi » de la Grande Pyramide, en compagnie, par exemple, de ce khalife El-Mamûn, mentionné par Guénon, qui au IXe siècle fit ouvrir la Pyramide et, selon une tradition citée par Gérard de Nerval, découvrit un coq d’or rouges, automate qui se mit à battre des ailes, et un vase clos rempli de sang frais — dont le caractère alchimique ou « subtil » ne faisait pas de doute puisque son poids ne variait pas, qu'il fût plein ou qu'il fût vide. Certains occultistes mirent cette découverte en rapport avec ce « rayon vert » qui les occupe tant : énergie cosmique, quintessence de la vie, agissant, à travers l'éther, sur le sang, qui en constituerait en quelque sorte la matérialisation. Dans le cas de la Grande Pyramide, cette matérialisation correspondrait seulement, en tout état de cause, à une modalité « tangible » du corps subtil.

Il se trouve en outre que Chaumery et de Belizal, « inventeurs » il y a un demi-siècle de ces ondes de formes qui ont donné naissance à une « super-radiesthésie » beaucoup plus dangereuse encore que celle dont Guénon avait dénoncé les méfaits, ont cru pouvoir distinguer des ondes ultra-courtes relevant du « vert négatif » et censément engendrées par la réfraction « tellurique » de cette énergie qui, sous son aspect cosmique et positif, s'identifierait au « rayon vert » proprement dit.

Dépouillé de sa gangue « scientiste », ceci, symboliquement, nous renvoie aux deux méridiens « verts » (l'un positif l'autre négatif en effet !) que nous connaissons bien désormais, et qui « encadrent» invisiblement (gage de leur « subtilité ») le très officiel méridien de Paris — cette « Rose-Ligne » ou ligne rouge de l'arcanne représentée par le fil de cuivre rouge de Saint-Sulpice — qui, dans cette thématique, constitue bien la « matérialisation » des deux autres, dont il condense d'ailleurs les deux aspects opposés en se dédoublant lui-même en un « méridien d'Église » et un « méridien d'État »...

Que le vase ait été trouvé dans la pyramide correspondant au « Tombeau d'Hermès », apparaît logique à tous égards puisque, dans l'une des acceptions de ce symbolisme, elle est associée à la Provence... et donc à la coupe du Graal, qui est encore le vaisseau alchimique. Et comme il est dit d'autre part que le fameux rayon vert symboliserait la quintessence des énergies cosmiques se manifestant du cœur du Zodiaque, la forme spécifique revêtue en Provence par le symbolisme graalique semble là encore singulièrement appropriée, puisqu'il s'agit précisément de ce Zodiaque auquel s'identifie la Table Ronde, et qui est figuré par les représentations géantes des Gorges du Verdon. Quant au fait que le sang frais du vase hermétique corresponde à une modalité tangible du corps subtil ou corps de gloire, rien d'étonnant encore puisque la Provence est vouée à la Résurrection ! Sa relation avec le christianisme, enfin, va donner lieu, toujours grâce à Guénon [9], à une importante exégèse :

« […] dans la tradition islamique, Seyidna Idris est identifié à la fois « à Hermès et à Hénoch ; cette double assimilation semble indiquer une continuité de tradition qui remonterait au-delà du sacerdoce égyptien, celui-ci ayant dû seulement recueillir l'héritage de ce que représente Hénoch, qui se rapporte manifestement à une époque antérieure [...]. En même temps, les sciences attribuées à Seyidna Idris et placées sous son influence spéciale ne sont pas les sciences purement spirituelles, qui sont rapportées à Seyidna Aïssa, c'est-à-dire au Christ ; ce sont les sciences que l'on peut qualifier d'"intermédiaires", parmi lesquelles figurent au premier rang l'alchimie et l'astrologie ; et ce sont bien là, en effet, les sciences qui peuvent être dites proprement "hermétiques". Mais ici se place une autre considération qui pourrait, à première vue tout au moins, être regardée comme une assez étrange interversion par rapport aux correspondances habituelles : parmi les principaux prophètes, il en est un [...] qui préside à chacun des sept cieux planétaires, dont il est le "pôle" (El-Qutb) ; or ce n'est pas Seyidna Idris qui préside ainsi au ciel de Mercure, mais Seyidna Aïssa, et c'est au ciel du Soleil que préside Seyidna Idris ; et, naturellement, ceci entraîne la même transposition dans les correspondances astrologiques des sciences qui leur sont respectivement attribuées. » Il ne s'agit nullement en tout cela d'une simple confusion, mais cette interversion repose au contraire sur des raisons très profondes. Guénon souligne d'abord qu'« il ne s'agit pas là d'un cas isolé dans l'ensemble des doctrines traditionnelles, car on peut trouver quelque chose de tout à fait similaire dans l’angéologie hébraïque : en général, Mikaël est l'ange du Soleil et Raphaël l'ange de Mercure, mais il arrive parfois que les rôles soient inversés. D'autre part, si Mikaël, en tant qu'il représente le Metatron solaire, est assimilé ésotériquement au Christ [10], Raphaël est, d'après la signification de son nom, le "guérisseur divin", et le Christ apparaît aussi comme "guérisseur spirituel" et comme "réparateur" ; d'ailleurs, on pourrait trouver encore d'autres rapports entre le Christ et le principe représenté par Mercure parmi les sphères planétaires […]. Il est vrai que, chez les Grecs, la médecine était attribuée à Apollon, c'est-à-dire au principe solaire, et à son fils Asklêpios (dont les Latins firent Esculape) ; mais dans les "livres hermétiques", Asklêpios devient le fils d'Hermès, et il est aussi à remarquer que le bâton qui est son attribut a d'étroits rapports symboliques avec le caducée ". Cet exemple de la médecine permet d'ailleurs de comprendre comment une même science peut avoir des aspects qui se rapportent en réalité à des ordres différents, d'où des correspondances également différentes, même si les effets extérieurs qui en sont obtenus sont apparemment semblables, car il y a la médecine purement spirituelle ou « théurgique », et il y a aussi la médecine hermétique ou "spagyrique" [...] »

Voilà qui légitime d'une part l'association symbolique du christianisme à la Provence hermétique, et explique d'autre part, en passant cette fois au stade de la théurgie, que le « guérisseur spirituel », le « réparateur », soit en même temps attendu en Dauphiné, pour couronner la fonction d'Hermès « triple par la sagesse ».

« D'un autre côté, écrit encore Guénon, il y a presque toujours une étroite connexion établie entre Hénoch (Seyidna Idris) et Élie (Seyidna Dhûl-Kifl), enlevés l'un et l'autre au ciel sans être passés par la mort corporelle [12], et la tradition islamique les situe tous deux dans la sphère solaire. De même, suivant la tradition rosicrucienne, Elias Artista, qui préside au "Grand Œuvre" hermétique [13], réside dans la "Citadelle solaire", qui est d'ailleurs proprement le séjour des "Immortels" (au sens des Chirajîvis de la tradition hindoue, c'est-à-dire des êtres "doués de longévité", ou dont la vie se perpétue à travers toute la durée du cycle) [14], et qui représente un des aspects du "Centre du Monde". Tout cela est assurément très digne de réflexion, et, si l'on y joint encore les traditions qui, un peu partout, assimilent symboliquement le Soleil lui-même au fruit de l'Arbre de Vie" [15], on comprendra peut-être le rapport spécial qu'a l'influence solaire avec l'hermétisme, en tant que celui-ci, comme les "petits mystères" de l'antiquité, a pour but essentiel la restauration de l'"état primordial" humain : n'est-ce pas la "Citadelle solaire" des Rose-Croix qui doit "descendre du ciel en terre", à la fin du cycle, sous la forme de la "Jérusalem céleste", réalisant la "quadrature du cercle [16]" selon la mesure parfaite du "roseau d'or" ? »

Et l'on peut penser que les deux « témoins » représentant les trois traditions abrahamiques, auront pour fonction de préparer cette descente de la « Jérusalem céleste » en manifestant l'unité des formes traditionnelles déjà réalisée, justement, dans le monde intermédiaire.

Toujours dans cette perspective eschatologique, nous nous permettrons une dernière remarque : que la France constitue invariablement le troisième terme, dans les échanges dialectiques entre l’Amérique « atlantéenne » et l'Égypte, la géographie sacrée nous en fournit encore, dans son ordre, la justification : Carnac (que l'on ne peut évidemment s'empêcher de rapprocher de Karnak...) en plein cœur de l'ancien domaine des Vénètes d'origine atlantéenne, se situe à peu près au centre des terres émergées. (« Le centre géodésique absolu se situe dans Dumet, au large de La Turballe, à mi-chemin entre la pointe de Piriac et le sud de Belle-Ile [17]. ») On sait d'autre part que leurs voisins les Redones seraient venus dans le Razès, ce qui expliquerait les toponymes communs à la Bretagne et à cette terre d'Aude dont, ne l'oublions pas, Rennes-le Château, l'ancienne capitale, doit avant tout son nom à la Rédaxé atlante...

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Nous étant quelque peu appesanti sur le symbolisme des Pyramides, il nous faut maintenant revenir à celui qui acheva sa vie près d'elles, non sans de très précises raisons.

Le départ pour l'Égypte de Guénon, qui dès sa jeunesse signait certains articles, « le Sphinx », était certes prévu de longue date. Mais pour le mieux comprendre il nous faut, autant qu'il est possible, nous interroger sur la « personnalité » du Maître, et surtout écouter ce qu'il nous en dit lui-même.

Dans une lettre datée du 17 juin 1934, il précise en effet à l'un de ses correspondants, après avoir fait allusion entre autres aux études de La Gnose et de La France antimaçonnique : « Chaque fois que je me suis servi ainsi d'autres signatures, il y a eu des raisons spéciales, et cela ne doit pas être attribué à R.G., ces signatures n'étant pas simplement des "pseudonymes" à la manière "littéraire", mais représentant, si l'on peut dire, des "entités" réellement distinctes. »

La première idée qui vient à l'esprit, à la lecture de ces lignes, est de rapprocher ces entités des tulkous dont nous avons parlé plus haut et qu'Alexandra David-Neel définit de façon succincte mais néanmoins suggestive dans Mystiques et Magiciens du Thibet :

D'après la croyance populaire, un tulkou est, soit la réincarnation d'un saint ou d'un savant défunt, ou bien l'incarnation d'un autre être qu'humain dieu, démon, etc. »

Il est évident que cette « réincarnation » ne doit pas s'entendre littéralement comme le retour d'un être dans une forme corporelle nouvelle. La notion des états multiples de l’être, et, corrélativement, celle de la transmigration, qui désigne le passage de l’être à travers une multiplicité indéfinie d’états non-humains et supra-humain, suffit à prouver l'absurdité métaphysique de la réincarnation, qui impliquerait une limitation de la Possibilité Universelle. Le cas des tulkous est en fait une spécification de la métempsycose des Grecs, c'est-à-dire la transmission d'un être à un autre, après la désagrégation du composé humain, d'éléments psychiques plus ou moins importants, et ayant conservé une plus ou moins grande cohésion ; ce qui n'a pas plus de rapport avec la réincarnation que l'hérédité psychique la plus « ordinaire » par exemple. Et puisque la mémoire fait évidemment partie de ces éléments psychiques liés à la forme humaine et « libérés » à la mort d'un individu, sa transmission suffit à expliquer les cas de réminiscence dont on a voulu faire des preuves de la réincarnation [18]. Cela dit, la présence de plusieurs entités ne constitue pas une difficulté, car Alexandra David-Neel précise qu'un même défunt peut se multiplier « post-mortem, en plusieurs tulkous reconnus officiellement, qui existent simultanément. D'autre part, certains lamas passent pour être, à la fois, le tulkou de plusieurs personnalités ». Rappelons qu'en dehors bien sûr du cas d'agrégats psychiques inférieurs utilisés par la contre-initiation, il existe deux sortes de tulkous, d’une « dignité » différente : les tulkous des dieux, en fait « des "projections" de certains principes ou de certaines entités supra-humaines [19] », qui manifestent donc la permanence d’une fonction spirituelle d’ordre très élevé, et les tulkous de personnages historiques, qui résultent de la transmission, aux différentes individualités qui perpétuent la fonction desdits personnages, d'un « agrégat » d'éléments psychiques. Si la fonction des tulkous est caractéristique du lamaïsme tibétain, il s'agit néanmoins d'une possibilité indépendante de toute forme traditionnelle déterminée, et dont rien n'empêche qu'on ne la retrouve dans d'autres contextes. Le cas de Guénon semble bien nous en offrir un exemple. Nous ajouterons même qu'il se pourrait que nous ayons là la manifestation des deux catégories de tulkous.

Mais pour le moment, nous croyons pouvoir illustrer notre hypothèse par l'énigmatique réponse qu'aurait faite Guénon à l'un de ses visiteurs, rue Saint-Louis-en-l'Ile à Paris. Ce n'est pas que nous entendions tirer un parti exagéré des propos qui nous ont été ainsi rapportés, ne connaissant que trop la marge d'« imprécision » qu'il convient toujours d'envisager pour ce genre particulier de « tradition orale », mais enfin la question est précise, la réponse brève, et nous n'avons aucune raison de douter de la bonne foi de notre interlocuteur... Le petit appartement de Guénon s'ornait jusqu'en 1924 d'un tableau représentant les funérailles d'un Brâhmane [20]. Or, à un visiteur qui lui demandait de qui il s'agissait, Guénon aurait répondu que c'était lui... On devra avouer (puisque toute connotation « réincarnationniste » est trop évidemment exclue !) que cela s'accorde parfaitement avec notre hypothèse, et l'on concevra sans doute que nous n'attachions guère d'intérêt, dans ces conditions, à la recherche du ou des hindous inconnus qui auraient « informé » Guénon.

Quoi qu'il en soit, tout ceci nous permettra peut-être de mieux comprendre qu'à Paul Le Cour qui lui reprochait son « hindouisme », il rétorquât qu'il ne croyait pas si bien dire. Ce qui, à la lettre, et sans même parler du fait que Guénon représentait toutes les traditions, eût posé nombre de problèmes dans la mesure où, par le système des castes, on naît hindou, mais on ne le devient pas.

Maintenant, s'il apparaît que certaines entités avaient une fonction qualifiée par Guénon de plus ou moins extérieure, celle de Palingenius, par exemple, étant semble-t-il indissolublement liée à la reviviscence « gnostique », et n'ayant sans doute plus de rôle à jouer après son échec (elle appartiendrait alors à ceux de nous « qui sont morts depuis bien longtemps »), il en est une dont le rôle semble avoir été beaucoup plus durable et « opératif » ; et c'est en pensant à cette entité que nous faisions allusion tout à l'heure à la possibilité qu'il y eût, dans le cas de Guénon, intervention d'un tulkou ne se résumant pas seulement à l'agrégat psychique de quelque individualité disparue, mais manifestant une fonction spirituelle dont nous verrons d'ailleurs plus loin qu'elle était collective. Cette entité, c'est « le Sphinx ».

La première manifestation « littéraire » du Sphinx date du 18 décembre 1913, lorsqu'il publia dans La France Antimaçonnique : « A propos des Supérieurs Inconnus et de l'Astral [21] », article qui fut le point de départ de la polémique avec La Revue Internationale des Sociétés Secrètes. Toutefois, auparavant, la même « plume » avait rédigé « le Régime Écossais Rectifié [22] » et « La Stricte Observance et les Supérieurs Inconnus [23] On pourrait résumer ainsi la polémique : Certains collaborateurs de la R.I.S.S., sous le couvert d'un antimaçonnisme « catholique », s'employaient, à l'aide de la méthode historique universitaire, à nier l'existence des véritables Supérieurs Inconnus dont la notion, encore vivante au XVIIIe siècle, se rattachait finalement à l'idée d'un centre spirituel inspirant invisiblement la Maçonnerie. D'autre part, et n'en étant pas à une contradiction près, ces mêmes collaborateurs suggéraient, cette fois grâce aux conceptions occultistes et théosophistes, dont il était parfois difficile de savoir dans quelle mesure ils ne les adoptaient pas — que ces Supérieurs Inconnus devaient en fait être compris comme des « entités astrales »... qui, il faut le préciser, n'avaient rien de commun avec les tulkous ! Là encore, on niait l'ésotérisme véritable tout en introduisant d'une manière détournée mais qui, pour manquer de franchise, n'en était pas moins efficace, des conceptions néo-spiritualistes. Le Sphinx, quant à lui, répondait en illustrant son propos de textes d'antimaçons sérieux et sans arrière-pensées, dont il se servait d'une façon quelque peu « tantrique ». Son objectif était essentiellement de faire comprendre aux catholiques les plus ouverts que ce qu'ils stigmatisaient à juste titre dans la Franc-Maçonnerie, loin d'être imputable à sa nature même, était le fait d'une dégénérescence née de ces mêmes germes que l'on voyait se développer alors dans l'Église sous la forme, en particulier, du modernisme combattu par saint Pie X.

Mais les renseignements les plus précieux sur « le Sphinx » nous sont fournis par l’article paru dans La France Antimaçonnique du 29 janvier 1914 et intitulé « L’Énigme ». A Charles Nicoullaud qui, considérant que : « le Sphinx est un animal fabuleux qui tient à la fois de l’homme, de l’aigle, du taureau et du lion », refusait de répondre avant de savoir auquel de ces quatre termes (sic) il avait affaire, on répliquait : « Le Sphinx n'est pas tout à fait ce que pense M. Nicoullaud : ce prétendu "animal fabuleux" est en réalité un symbole, et au lieu de "tenir" simplement des quatre composants énumérés ci-dessus, il en est la synthèse. Ses éléments ne se dissocient pas à volonté, et, si l'un quelconque d'entre eux venait à être isolé des autres, ce ne serait plus au Sphinx, évidemment, que l'on aurait affaire ; il faut donc bien se résigner à accepter la complexité de ce composé, si gênante qu'elle puisse être. Toute plaisanterie à part, il est fâcheux, lorsqu'on veut pénétrer la nature des mystérieux "Supérieurs Inconnus", de paraître ignorer, tout autant qu'un simple occultiste, la théorie de la multiplicité des états de l'être et de leur simultanéité, non seulement dans le Sphinx, mais même, plus simplement, dans le composé humain. » N'était-ce pas là indiquer de façon voilée que les « composants évoqués — représentant peut-être autant de traditions — étaient destinés, non pas à se dissocier mais à se résorber dans leur centre commun « primordial » symbolisé par le Sphinx [24]. Car il semble bien que cette entité ait subsisté plus longtemps que les autres, et qu'elle se manifestât encore, alors même que l'individualité René Guénon paraissait se réduire à une existence de pure forme ou de simple « convenance littéraire ». Entre autres raisons suggérant la pérennité de cette fonction, nous trouvons cette réponse à des contradicteurs formulée dans Le Voile d'Isis de novembre 1932 [25] : « Puisqu'il se trouve que nos livres sont signés "René Guénon", la plus élémentaire correction exige que, quand on en parle, on reproduise ce nom tel quel, ne serait-ce que pour éviter toute confusion ; et, bien entendu, s'ils étaient signés... Abul-Hawl (dût le "F Fomalhaut" [26] en frémir d'épouvante dans sa tombe), ce serait exactement la même chose. » Or, Abul-Hawl n'est autre que le nom du Sphinx en arabe !

Maintenant, si nous cherchons à discerner la nature véritable du Sphinx, c'est encore à « L'Énigme » que nous nous référerons : « C'est une singulière manie, et beaucoup trop commune, que celle qui consiste à toujours et avant tout savoir "les noms", comme si ces noms signifiaient ou prouvaient quelque chose. Nous nous soucions fort peu de savoir même si les "Supérieurs Inconnus" ont des noms à proprement parler, autres du moins que ceux, purement conventionnels, qu'il leur plaît de prendre parfois pour jouer un rôle déterminé. Les individualités, ici, revêtent un caractère essentiellement symbolique ; elles ne sont rien par elle-même, en dehors de ce qu’elles représentent, et cela à tel point qu’elles n’ont pas même une physionomie qui leur appartienne en propre. Ainsi, il existe dans l'Inde toute une catégorie d'hommes assez étranges [...], qui portent à la main, comme signe de reconnaissance, une longue corne d'antilope, et qui, en outre, présentent cette particularité qu'ils ont tous exactement les mêmes traits. Personne ne connaît les noms de ces hommes, et personne ne songe à se les demander, parce que tout le monde sait fort bien qu'ils sont affranchis des limitations extérieures du nom et de la forme, ces deux éléments constitutifs de l'individualité vulgaire. Le type qui leur est commun se retrouve figuré dans les sculptures des plus anciens monuments de l'Inde, et, chose peut-être plus curieuse encore, nous avons reconnu ce même type jusqu'en Europe, chez d'autres hommes qui étaient, sinon précisément des "Supérieurs Inconnus", du moins des agents assez importants d'un "pouvoir occulte" exerçant son action bien au-delà des "arrière-Loges" de la "Maçonnerie universelle".

« Maintenant, si M. Bord tient, à défaut d'autre chose, à ce que nous lui citions au moins un nom de convention, nous lui rappellerons le fameux comte de Saint-Germain, dont il n'a sans doute pas été sans entendre parler quelquefois. [...] Il se peut fort bien, d'après ce que nous venons de dire, que ce nom du comte de Saint-Germain n'ait pas servi qu'à un seul personnage, bien qu'on lui ait toujours connu la même figure ; cela aiderait peut-être à expliquer quelques particularités de son histoire. Il se peut également que la même... "entité", tout en ayant abandonné ce nom d'emprunt lorsqu'il n'eut plus de raison d'être, continue, même de nos jours, à jouer un rôle plus ou moins caché, et cela, bien entendu, sans avoir eu besoin de "se réincarner" comme le prétendent certains théosophistes. Pour se maintenir ainsi à travers le temps, il lui aura suffi, dans l'intervalle de ses "missions", de "se remettre aux pieds de l'Éternel", suivant l'expression d'un de ces agents du "pouvoir occulte" auquel nous faisions allusion tout à l'heure, ou "sous l'œil du Pôle", comme disent, exactement dans le même sens, les initiés musulmans.

« Tout cela, assurément, est encore fort "énigmatique" ; mais, si nous le disons ici, c'est parce que nous avons pour cela d'excellentes raisons, et non point, qu'on veuille bien le croire, dans le but unique d'intriguer M. Bord ou M. Martigue. »

Il semblerait donc bien que nous touchions ici au « cœur » du sujet, avec ce « comte de Saint-Germain » dont la fonction « universaliste ou « œcuménique » (au vrai sens du terme) est discrètement évoquée par les mentions conjointes de l'« Éternel » et du « Pôle », renvoyant à la fois au judaïsme et à l’Islam. Quant à ce « type commun » aux hindous à la corne d’antilope et aux agents européens du « pouvoir occulte » relevant apparemment du judaïsme, ne référerait-il pas, essentiellement, à l'analogie fonctionnelle, évoquée plus haut, entre l'hindouisme et le judaïsme ?... Le titre de Rose-Croix couramment attribué à Saint-Germain nous introduit plus précisément encore dans un contexte « hermétique ». Que « le Sphinx », dans une « Dernière réponse à M. Gustave Bord », insistât à nouveau sur les « raisons particulières » qui l'avaient amené à évoquer « la possibilité d'un rôle joué, de nos jours encore, par la même "entité" complexe », achèvera de nous convaincre des relations très étroites qu'il entretenait avec le comte de Saint-Germain. Affinité parfaitement cohérente sur le plan doctrinal comme sur le plan opératif, si l'on veut bien se souvenir des origines égyptiennes de l'hermétisme... De fait, René Guénon a bien « porté » le tulkou de Saint-Germain, qui passa brièvement en Islam avant d'être remis en 1943, sur les indications du même Guénon, au représentant de l'ésotérisme chrétien.

Pour ce qui concerne les incidences de ce « dépôt » sur la réalisation spirituelle du Maître, il serait bien sûr présomptueux d'aller plus avant. Nous pouvons seulement suggérer que l'individualité Guénon s'effaça finalement derrière cette entité du Sphinx dont il évoque clairement la permanence, sans qu'il taille voir là une impossible « osmose » avec un autre être, mais seulement l'accession au degré occupé par cet être, qui avait représenté jusque-là un aspect du Guru intérieur, et à qui l'unit désormais une fonction commune dont la réalité spirituelle coïncide avec l'état primordial, et qui peut se manifester en une multitude de supports, en l'occurrence des êtres différents et néanmoins indiscernables extérieurement, par là même qu'ils appartiennent à une unique « Fraternité Sainte » (d'où Sanctus Germanus) [27]. Il s'agit donc là de l'entrée en contact, stricto sensu, avec un centre spirituel.

Nul n'ignore, disions-nous, que le degré de Rose-Croix fut communément attribué au « comte » (qui doit se lire comes - « compagnon ») de Saint-Germain, même si, en toute hypothèse, cette identification pouvait ne concerner que le tulkou, l'entité dont il était le support, et non point lui-même. Si l'on admet d'autre part que l'entité collective désignée au XVIIIe siècle par le hiéronyme de « comte de Saint-Germain » fut connue dans un passé plus lointain sous celui de Christian Rosenkreutz, le « fondateur » légendaire du courant rosicrucien, « né » au XIVe siècle, on se persuadera mieux encore de cette fonction très « hermétique » du comte que nous mentionnions également à l'instant. Son « retour » était d'ailleurs prévu par certaines traditions pour la fin du cycle, et c’est bien pourquoi les Théosophistes, toujours prompts à singer les données traditionnelles dont ils pouvaient avoir connaissance, suscitèrent, nous l'avons vu, un « Maitre R... » qui se faisait passer pour Saint-Germain et qui — aussi étrange que cela puisse paraître — n'était autre que Basil Zaharoff, le célèbre marchand d'armes... et agent important de l'Intelligence Service !

Dans ce registre des remanifestations parodiques ou à tout le moins ambivalentes, il nous faut évoquer ici un épisode singulier dans lequel Guénon joua un rôle déterminant. Au début de 1908, quelques membres de l'Ordre martiniste (dont les prétentions à se rattacher à Martinès de Pasqually ou encore à Louis-Claude de Saint-Martin étaient dépourvues de tout fondement), reçurent des communications par « écriture directe », lors de réunions qui se tenaient dans un hôtel, au 17 de la rue des Canettes, près de Saint-Sulpice « Or, nous dit Paul Chacornac [28], un certain jour, ils reçurent l'ordre d'y amener Guénon. Dans les communications qui suivirent, tantôt rue des Canettes, tantôt rue Saint-Louis-en-l'Ile [au domicile parisien de Guénon], l'"entité" qui se manifestait enjoignit aux assistants de fonder un "Ordre du Temple" dont Guénon devrait être le chef. » Cet Ordre du Temple Rénové n'eut qu'une existence éphémère puisqu'il fut dissous par Guénon vers la fin de 1911, mais il n'en retient pas moins l'attention par la manifestation des « entités » fort antinomiques de Jacques de Molay et Cagliostro d'une part, et de Frédéric II de Prusse et Weishaupt d'autre part, ce dernier étant, comme l'on sait, le fondateur de l'Ordre pseudo-maçonnique et authentiquement subversif des « Illuminés de Bavière ».

Cette remanifestation « templière » plutôt déconcertante, était à vrai dire entachée dès l'origine d'irrégularité, puisque « captée », non pas de façon médiumnique comme on l'a cru, mais par un moyen qui, s'il rappelait bien un procédé traditionnel à base numérologique, n'en était pas moins « interdit » depuis un siècle. Quant à la présence inquiétante de « Weishaupt » et de « Frédéric II », parfaits représentants du « Siècle des Lumières », elle concernait en réalité, non point ces troubles personnages, mais des noms de code emblématiques indiquant un contact avec une centrale contre-initiatique mineure. C'était là en somme l'aspect résiduel et subverti de l'héritage templier. Le cas de Jacques de Molay et, à un degré moindre, de Cagliostro, était à tous égards différent, d'abord parce que leur « qualité » — corrélative bien sûr d'un tout autre statut posthume — permettait cette fois d'envisager un lien effectif avec ces personnages, et ensuite parce que c'est l'arrivée de Guénon qui avait attiré leur présence « compensatrice ». Affinité peut-être renforcée par le fait que Cagliostro avait porté lui aussi temporairement le tulkou du comte de Saint-Germain ".

Quoi qu'il en soit, et eu égard au contexte déjà évoqué, cette reviviscence templière ne pouvait être à terme que fort dangereuse, et c'est pourquoi il y fut mis rapidement un terme, Guénon faisant en sorte qu'elle ne laissât aucun « résidu » utilisable par la contre-initiation. Toujours dans le domaine des reviviscences avortées, mais auxquelles la seule présence de Guénon avait sans nul doute offert une ultime possibilité, nous mentionnerons le cas tout aussi pittoresque en apparence de I'« Eglise gnostique ». La « Gnose ecclésiale » avait été restaurée dès 1889 à l'occasion, là encore, d'une séance d'allure spirite tenue dans un petit hôtel particulier de la rue Brémontier à Paris, appartenant à Lady Caithness, duchesse de Pomar, très introduite dans les milieux néo-spiritualistes. A cette séance assistait Jules Doinel, Maçon et archiviste du Loiret, qui termina sa carrière à Carcassonne. L'« entité » de Guilhabert de Castres (célèbre évêque cathare du diocèse de Toulouse de 1208 à 1237), se manifesta et lui ordonna de restaurer la Gnose, le faisant patriarche sous le nom de Valentin II. Doinel constitua donc une Eglise, en recrutant parmi les milieux occultistes, et consacra des évêques selon un rituel d'origine mystérieuse. Cependant, le « patriarche » , soudain pris d'inquiétude, abjura bientôt Gnose et Maçonnerie devant l'évêque d'Orléans et, son repentir lui commandant de ne pas s'arrêter en si bon chemin, écrivit sous le pseudonyme de Jean Kotska un ébouriffant Lucifer démasqué que n'eût pas désavoué Léo Taxil. L'Église gnostique se donna donc un nouveau chef en la personne d'un occultiste socialisant, Fabre des Essarts (Synesius en épiscopat), que Guénon rencontra lors du Congrès Spiritualiste et Maçonnique de 1908, à Paris, et qui le fit entrer « en gnose ». Mais Doinel, qui manifestait une fâcheuse instabilité mentale, fit retour dans le giron gnostique, comme simple fidèle, puis se réconcilia de nouveau avec Rome, et l'on ne sait trop s'il mourut gnostique ou catholique.

Il ne semblerait donc pas, au contraire de l'Ordre du Temple Rénové, que l'on dût s'arrêter à cette reviviscence « gnostico-cathare » qui paraissait pourtant « répondre » à la prédiction célèbre : Al cap de sèt cents ans verdeja lo Laurel. (Au bout de sept cents ans reverdit le laurier.) En fait, il s'agissait bel et bien d'une intervention inspirée par l'« éon » du nestorianisme et s'inscrivant dans le cadre d'un authentique gallicanisme, mais que le contexte là encore rendit inopérante, et à laquelle Guénon fut chargé de mettre un terme.

L'affaire des « Polaires », enfin, troisième volet de ce curieux triptyque, se présentera elle aussi, vingt ans après l'Ordre du Temple Rénové, comme une manifestation des plus ambiguës, et prenant appui à l'origine sur une méthode analogue.

En 1908, le jeune Mario Fille, fils d'un Français résidant à Rome et d'une Italienne, qui était en villégiature à Bagnaïa, village du Viterbais, fit la connaissance d'un mystérieux ermite que l'on appelait « le père Julien » et qui demeurait en pleine montagne. Prenant plaisir à sa conversation, le jeune homme lui fit de fréquentes visites, dont l'ermite le remercia en lui confiant de vieux documents contenant une méthode divinatoire à forme arithmétique qui ne devait être divulguée sous aucun prétexte.

D'abord découragé par la complexité des opérations à effectuer pour obtenir une réponse, Mario Fille n'expérimenta l'oracle, avec succès, que quelques années plus tard. Ayant fait en Égypte (bien sûr !), la connaissance d'un autre Italien, Cesare Accomani, il le mit au courant de la méthode, et ce dernier, enthousiasmé, voulut retrouver le père Julien. Las, il avait quitté Bagnaïa, et c'est seulement en 1918 que, grâce à l'oracle, on apprit qu'il avait regagné son couvent de l'Himalaya... Mais c'est à Paris, où vinrent s'installer Fille et Accomani, que l'affaire allait prendre toute son ampleur.

Fernand Divoire, directeur de L'Intransigeant et qui devait publier un livre intitulé Pourquoi je crois à l'Occultisme, organisa des séances d'expérimentation auxquelles assistèrent Maurice Magre, Jean Mar-quès-Rivière, Jeanne Canudo, Vivian Postel du Mas, Jean Dorsenne et René Guénon. Mario Fille s'effaçait de plus en plus au profit de Cesare Accomani, qui avait écrit sous le pseudonyme de Zam Bhotiva un livre paru en décembre 1929 et intitulé Asia Mysteriosa, l'Oracle de Force Astrale comme moyen de communication avec « Les Petites Lumières d'Orient » [30]. Il était préfacé par Fernand Divoire et accompagné d'études de Maurice Magre et Jean Marquès-Rivière. Guénon, à qui l'on avait demandé une préface, l'avait finalement retirée après avoir constaté l'absurdité de certains « oracles ». Mais en dépit du jugement qu’il avait porté, on utilisait son nom pour recruter les membres d’un groupe des « Polaires », et il dut mettre les choses au point : « En fait, nous avons quelque peu suivi les manifestations de la méthode divinatoire dite “oracle de force astrale” en un temps où il n’était nullement question de fonder un groupement basé sur les “enseignements” obtenus par ce moyen ; comme il y avait là des choses qui semblaient assez énigmatiques, nous avons tâché de les éclaircir en posant certaines questions d’ordre doctrinal, mais nous n’avons reçu que des réponses vagues et échappatoires, jusqu’au jour où une nouvelle question a enfin amené, au bout d’un temps d’ailleurs fort long en dépit de notre insistance, une absurdité caractérisée ; nous étions dès lors fixé sur la valeur initiatique des hypothétiques inspirateurs, seul point intéressant pour nous dans toute cette histoire. [...] Nous regrettons que quelques-unes des idées traditionnelles que nous avons exposées dans Le Roi du Monde soient mêlées à cette affaire, mais nous n’y pouvons rien ; quant à la “méthode” elle-même [...] on pourra facilement se rendre compte qu’il n’y a là rien d’autre qu’un exemple de ce que peuvent devenir des fragments d’une connaissance réelle et sérieuse entre les mains de gens qui s’en sont emparés sans yrien comprendre [31]. »

On retiendra de ce curieux épisode que Guénon ne rejetait pas, en principe, l’hypothèse d’une manifestation de l’Agarttha, en une époque, justement, où les liens de celle-ci avec la France étaient devenus très étroits... Si la fin de l’histoire des « Polaires » attesta que les messages transmis par l’oracle émanaient bien plutôt de la contre-Agarttha, les commentaires de Guénon n’ont pour autant rien perdu de leur intérêt, et nous incitent à nous attarder quelques instants encore sur cette affaire.

Comme l’avait dit le « père Julien », l’oracle de force astrale était une méthode arithmétique censée mettre en rapport avec des « Petites Lumières », elles-mêmes liées aux « Trois Sages », que l’on ne manqua pas de rapprocher d’autres triades plus ou moins légendaires, tels les Trois Vieillards qui recueillirent la parole de Brahma, les Trois Sages qui se prosternèrent devant le berceau de Krishna, et bien sûr, les Trois Rois Mages...

Vers 1925, l’oracle commença à prédire la venue de « Celui qui attend » (proche parent peut-on penser de « Celui qui doit venir »...) - un Occidental « qui a de grands yeux noirs et une robe blanche ornée d’une croix rouge, et qui est Rose-Croix, et Chef suprême des Polaires. Ils vivent « dans des cavernes aménagées en crypte depuis des siècles. » [32] Aria Mysteriosa reproduit la demande adressé à l’oracle par un « savant ésotériste » qui n’est manifestement autre que Guénon, ainsi que les commentaires que lui inspira la réponse :
« Dem. – Celui qui attend est-il le dernier Avatâra ou le futur Manu ?

« Rép. – Il ne peut être ni l’un ni l’autre. La petite Lumière Unam vous le fera peut-être pressentir… »

Ce que Guénon commentait ainsi : « Le dernier Avatâra est la manifestation du Verbe à la fin du Cycle, ou Manvantara actuel, manifestation représentée sous la figure symbolique du Cheval Blanc dans les Purânas et dans l’Apocalypse. On aurait pu supposer que “Celui qui Attend” désignait d’une façon énigmatique cet Avatâra, ou bien, suivant une autre hypothèse également possible, le futur Manu, c’est-à-dire l’lntelligence qui doit présider au prochain cycle humain et lui donner sa loi. Cependant, quelques réponses précédentes, concernant “Celui qui Attend”, donnaient à penser qu’il s’agissait en réalité de quelque chose de beaucoup moins important, d'une manifestation non définie, ne devant jouer qu’un rôle assez secondaire ; mais il était intéressant d’en avoir la confirmation, et c'est cette confirmation que la présente réponse apporte de la façon la plus nette et la plus formelle.

« Unam est le retournement de Manu, ce qui indique symboliquement qu’il s’agit d’un reflet de Manu [33]. Il existe d’autres exemples connus de ce procédé : ainsi le nom de ROMA considéré comme retournement de AMOR ; ce cas semble bien avoir été interprété de la même façon dans certaines traditions ésotériques. Unam est qualifié de “piccola Luce” — petite Lumière —, ce qui le place en quelque sorte au même niveau que les “Trois Sages”, mais son nom indique une relation plus directe avec le “Centre du Monde”. »

En avril 1929, l’oracle confirma que les communications émanaient d’« un groupe de Tradition occidentale et rosicrucienne, dans le Jardin de Préparation de l’Agarttha ».

Le message disait en effet : « Chevaliers Sages Initiés à la Grande Roue. — Ils furent absorbés par les Petites Lumières d’Orient. Ils ont laissé des Traditions dans le Grand Jardin. » Là encore, Guénon commenta :

« Le titre de Chevalier convient bien aux Rose-Croix, car ils ont succédé aux Templiers pour maintenir, après la destruction de ceux-ci, le rattachement de l’Occident au « Centre du Monde ». La « Grande Roue » (traduction du terme sanscrit Mahâchakra) symbolise le monde ou la nature ; l’ « Initiation à la Grande Roue » correspond à ce que l’on appelait dans l’antiquité les « petits mystères » (expression dont il faut peut-être rapprocher la désignation de "Petites Lumières" ?), qui se rapportaient aux possibilités de l'état humain. Cette Initiation est bien celle qui convient à des Chevaliers, c'est-à-dire à des Kshatriyas ; et, en ce qui concerne les Rose-Croix, cette indication semble parfaitement exacte, car elle s'accorde tout à fait avec celles que nous avons déjà pu voir d'autre part.

« Le "Grand Jardin" est le Pardes, d'où partent toutes les Traditions et où elles se conservent toutes ; il peut, en un certain sens général, être identifié avec l'Agarttha comme correspondant plus précisément au Centre de ce Jardin (la Montagne d'où coulent les quatre Fleuves), par lequel s'établit directement la communication du Monde Humain avec les Mondes Supérieurs. »

Après que, le 8 avril 1930, le père Julien eut annoncé dans un message qu'il allait franchir « les Portes de Lumière », c'est-à-dire mourir, Cesare Accomani et Mario Fille reçurent de l'oracle toutes les instructions relatives aux rites et aux buts de la nouvelle société, la Fraternité des Polaires, qu'ils allaient devoir créer. Il leur fut notamment précisé que du sein des Polaires sortiraient un jour des hommes qui, après avoir satisfait à toutes les épreuves idoines, recevraient l'initiation des Rose-Croix et connaîtraient leurs secrets. D'ores et déjà, l'oracle indiquait que des documents contenant une partie de ces secrets, rédigés en allemand, se trouvaient enfouis en Palestine, dans une cachette dont l'emplacement serait dévoilé en temps utile. Toutes choses qui, sous le rapport du symbolisme inversé, et dans la perspective des grandes manipulations contre-initiatiques alors imminentes, n'étaient peut-être pas sans intérêt ! En attendant, il convenait de se préoccuper du salut de la France, menacée par les « Verges de Feu » et par « les sabots des quatre Cavaliers de l'Apocalypse ». Pour ce faire, on devait «préparer une Cohorte de Fer [34] pour défendre le Flambeau » ; il fallait « des Frères pour le Grand Combat, et des Frères pour aider à la Grande Reconstruction ».

Mais les « Polaires » semblèrent quelque peu dépassés par de si hautes destinées, et la défection de « Zam Bhotiva lui-même allait être cruellement ressentie. S'étant tourné vers la radiesthésie, l'oracle lui permit, dit-on, de découvrir la baguette de Pic de la Mirandole, qui avait la propriété de vibrer au voisinage de l'or ! Il n'eut de cesse qu'il fût allé essayer cette merveille en des lieux dignes de son usage : en l'occurrence Montségur, où il se rendit en compagnie d'une fidèle de l'Église gnostique, et lointaine descendante d'Esclarmonde de Foix. Las ! La baguette de Pic de la Mirandole ne vibra point… Après une ultime et infructueuse quête aurifère en Espagne, Accomani quitta les Polaires. Dès lors, la Fraternité, usant de moins en moins de l'oracle de force astrale, sembla tomber sans remède dans les platitudes habituelles, même (ou surtout) si l'on y déclara en 1938 avoir contribué aux accords de Munich ! De cette insigne pauvreté doctrinale (et, disons-le, de ce caractère grotesque qui constitue toujours une ineffaçable « signature ») attestaient les « Trois Tables » de la Loi polaire, résumées par Pierre Geyraud : 1) lutter contre l'égoïsme, l'orgueil, l'hypocrisie ; 2) protéger les animaux ; 3) observer les règles de l'hygiène. On était loin de l'Agarttha !

Et pourtant, cette fin sans gloire ne doit pas faire oublier que le premier dépositaire du « secret » arithmétique de la force astrale disait l'avoir reçu en Italie en 1908, l'année même de la reconstitution de l'Ordre du Temple, effectuée à l'origine selon un procédé à base numérologique... L'étrange simultanéité de ces deux résurgences « résiduelles » (celle manifestée par l'Église gnostique étant, nous l'avons vu, d'un ordre différent, et liée à une autre « chronologie », trouve sans doute sa raison profonde dans une remarque de Guénon.

Dans un compte rendu d'un livre du professeur Luigi Valli sur « Il Linguaggio segreto di Dante e dei « Fedeli d'Amore » [35], il écrivait en effet : « II semble que le temps soit venu où le vrai sens de l'œuvre de Dante se découvrira enfin ; si les interprétations de Rossetti et d'Aroux ne furent pas prises au sérieux à leur époque, ce n'est peut-être pas parce que les esprits y étaient moins bien préparés qu'aujourd'hui, mais plutôt parce qu'il était prévu que le secret devait être gardé pendant six siècles (le Naros chaldéen) [...]. » Or, c'est exactement six siècles après la destruction du Temple que se manifestèrent les influences captées dans le cadre de l'Ordre du Temple Rénové ; et c'est également six siècles après la publication de La Divine Comédie que « l'oracle de force astrale » transmit les messages (signés Anselmo ou Giuliano....) émanant de ces prétendus Rose-Croix que la remarque de Guénon relative à Amor et Roma identifiait implicitement aux Fidèles d'Amour. Ceci pour le cas, bien sûr, où l'affaire eût été authentique, et non point parodique, comme son intervention allait le prouver. C'est d'ailleurs au Maître et à sa fonction « discriminatrice » qu'il nous faut maintenant revenir.

Si nous avons jusque-là beaucoup parlé des « entités » à qui l'individualité de Guénon servit de support, nous n'avons encore rien dit de cette dernière, qui devait pourtant, pour jouer un tel rôle, être investie d'une particulière dignité. Or, il nous semble qu'un article paru dans les Études Traditionnelles de janvier-février 1949 et repris dans Initiation et Réalisation spirituelle s'applique parfaitement à notre sujet. Il s'agit de « Sagesse innée et Sagesse acquise », qui décrit le cas, tout à fait exceptionnel, d'un être ayant atteint un certain degré de réalisation dans un état d'existence et qui passe dans un autre état, apportant en quelque sorte avec lui ce qu'il a acquis précédemment et qui apparaîtra dans le nouvel état comme « inné ». « [...] il est d'ailleurs bien entendu qu'il ne peut s'agir en cela que d'une réalisation demeurée incomplète, sans quoi le passage à un autre état n'aurait aucun sens concevable, et que, dans le cas de l'être qui passe à l'état humain, cas qui est celui qui nous intéresse plus particulièrement ici, cette réalisation n'est pas encore allée jusqu'à l'affranchissement des conditions de l'existence individuelle ; mais elle peut s'étendre depuis les degrés les plus élémentaires jusqu'au point le plus voisin de celui qui, dans l'état humain, correspondra à la perfection de cet état [37]. On peut même remarquer que, dans l'état primordial, tous les êtres qui naissaient comme hommes devaient être dans ce dernier cas, puisqu'ils possédaient cette perfection de leur individualité d'une façon naturelle et spontanée, sans avoir aucun effort à faire pour y parvenir, ce qui implique qu'ils étaient sur le point d'atteindre un tel degré avant de naître à l'état humain. » Toutefois, la « solidification » du milieu terrestre actuel ne permettra plus à cette sagesse innée de se manifester de manière tout à fait spontanée, comme pendant l'Age d'Or. « L'être dont il s'agit devra donc recourir aux moyens qui existent en fait pour surmonter ces obstacles, ce qui revient à dire qu'il n'est nullement dispensé, comme on pourrait être tenté de le supposer à tort, du rattachement à une "chaîne" initiatique » Mais si l'initiation est, dans les conditions actuelles, strictement indispensable, il n'en reste pas moins que le cas de cet être sera privilégié. Il pourra en effet « passer en apparence par les mêmes degrés que l'initié qui est simplement parti de l'état de l'homme ordinaire, mais la réalité sera pourtant bien différente ; en effet, non seulement l'initiation, au lieu de n'être tout d’abord que virtuelle comme elle l’est habituellement, sera pour lui immédiatement effective, mais encore il « reconnaîtra » ces degrés, si l’on peut s’exprimer ainsi, comme les ayant déjà en lui, d’une façon qui peut être comparée à la "réminiscence" platonicienne, et qui est sans doute au fond une des significations de celle-ci. [...] Il peut même se faire que, lorsqu'il se trouve en présence des rites et des symboles initiatiques, ceux-ci lui apparaissent comme s'il les avait toujours connus d'une façon en quelque sorte "intemporelle", parce qu'il a effectivement en lui tout ce qui, au-delà et indépendamment des formes particulières, en constitue l'essence même [...]. Une autre conséquence de ce que nous venons de dire, c'est que, pour parcourir la voie initiatique, un être tel que celui dont nous parlons n'a nul besoin de l'aide d'un Guru extérieur et humain, puisqu'en réalité, l'action du véritable Guru intérieur opère en lui dès le début, rendant évidemment inutile l'intervention de tout "substitut" provisoire, car le rôle du Guru extérieur n'est en définitive pas autre chose que celui-là [...]. »

Il est remarquable que nous trouvions là toutes les « clefs » permettant de comprendre les aspects les plus énigmatiques de la fonction de René Guénon. Et d'abord cette « sensibilité spirituelle prodigieuse » dont parlait Michel Vâlsan [38], et qui «devait servir pour un rôle de reconnaissance et d'identification universelle de la multitude des symboles et des significations ». Nous ajouterons que le cas spirituel exceptionnel de Guénon lui permettait également de « reconnaître » immédiatement la validité initiatique d'une organisation — ce qui explique son passage dans de nombreux groupements plus ou moins occultistes, et les conclusions indubitables qu'il en tira, relativement à l'absence totale en leur sein d'une transmission d'influence spirituelle. C'est encore grâce à cette genèse spirituelle si particulière que, par le seul fait d'y être rattaché, il pouvait pénétrer et s'assimiler l'« essence » rituelle et symbolique d'une tradition. En effet, et cela montre bien que rien n'avait été laissé « au hasard », ce cas exceptionnel de sagesse innée était le seul qui permît à une individualité n'ayant pas encore atteint le degré de Rose-Croix — auquel Guénon, nous l'avons dit, accéda peu avant son départ pour l'Egypte — de puiser néanmoins directement à la source intemporelle des formes et des symboles traditionnels, et d'en concevoir effectivement l'unité profonde, voilée par leur apparente diversité. Enfin, la « voie » de Guénon rend vaine la recherche de ses « maîtres », puisque le Guru intérieur, il nous l'a dit, se manifeste directement à l'initié.

Il est encore remarquable que la parution de cette étude ait coïncidé avec une période où certains, qui bien sûr lui devaient tout sur le plan intellectuel, manifestaient vis-à-vis de l’homme e de sa fonction une… indépendance très « occidentale », et, pour comble de disgrâce, excipaient, pour justifier cette émancipation, de considérations doctrinales si mal fondées qu’on eût pu les croire improvisée pour la circonstance. Peut-être y eut-il de la part de Guénon un avertissement destiné à ceux qui étaient capables de comprendre.

Pour ce qui concerne son accession au degré initiatique de Rose-Croix, la succession de tragédies privées qui précéda son départ pour l’Égypte nous confirme qu'il y eut là un « passage » fort important, surtout si nous rapprochons ceci des indications fournies dans le chapitre des Aperçus sur l'initiation intitulé « Des Épreuves initiatiques », et où, après avoir précisé que lesdites épreuves n'avaient strictement rien à voir, contrairement à ce que croient trop souvent les Occidentaux, avec les « épreuves de la vie » les plus extérieures, non plus qu'avec la « souffrance », Guénon déclarait : « Cela étant mis au point , il nous faut encore indiquer l'explication d'un fait qui pourrait paraître, aux yeux de certains, susceptible de donner lieu à une objection : bien que les circonstances difficiles ou pénibles soient assurément, comme nous le disions tout à l'heure, communes à la vie de tous les hommes, il arrive assez fréquemment que ceux qui suivent une voie initiatique les voient se multiplier d'une façon inaccoutumée. Ce fait est dû tout simplement à une sorte d'hostilité inconsciente du milieu [...] : il semble que ce monde, nous voulons dire l'ensemble des êtres et des choses mêmes qui constituent le domaine de l'existence individuelle, s'efforce par tous les moyens de retenir celui qui est près de lui échapper ; de telles réactions n'ont en somme rien que de parfaitement normal et compréhensible, et, si déplaisantes qu'elles puissent être, il n'y a certainement pas lieu de s'en étonner. Il s'agit donc là proprement d'obstacles suscités par des forces adverses, et non point, comme on semble parfois se l'imaginer à tort, d'"épreuves" voulues et imposées pais les puissances qui président à l'initiation ; il est nécessaire d'en finir une fois pour toutes avec ces fables, assurément beaucoup plus proches des rêveries occultistes que des réalités initiatiques. »

Cela étant, nous allons voir que d'autres « forces adverses parfaitement conscientes celles-là, s'acharnèrent sur Guénon avec une perversité proportionnelle à l'importance de sa fonction. La façon admirable dont il s’acquitta de celle-ci lui valut d’ailleurs l’insigne privilège, partagé avec le seul Ibn’ Arabî, d’avoir, non pas des visions mais des apparitions du Prophète Mohammed [39], avec qui il lui arriva même de déjeuner.

Sa génération spirituelle exceptionnelle continua bien sûr à se manifester en Égypte. Nous trouvons à cet égard un précieux renseignement dans sa correspondance avec A.K. Coomaraswamy. Le 5 novembre 1936, en effet, il écrivait à ce dernier : « Votre étude sur "Khwajâ Khadir" (ici, nous disons "Seyidna El-Khidr") est très intéressante, et les rapprochements que vous y avez signalés sont tout à fait justes au point de vue symbolique ; mais ce que je puis vous assurer, c'est qu'il y a là-dedans bien autre chose encore que de simples "légendes" : J'aurais beaucoup de choses à dire là-dessus, mais il est douteux que je les écrive jamais, car, en fait, ce sujet est de ceux qui me touchent un peu trop directement... » El-Khidr est de nouveau mentionné le 31 janvier 1938 : « La question des individus exceptionnels se trouvant dans un milieu où il n'y a plus d'initiation est effectivement assez embarrassante à certains égards ; il peut, dans certains cas tout au moins, arriver qu'il soit remédié à cette situation par des circonstances également exceptionnelles ; mais la vérité est que ceci ne relève pas de la juridiction du "Qutb" [le Pôle], mais de ce qui est représenté par la fonction d'El-Khidr, en tant que maître des "Afrad". » Enfin le 6 février 1938, il souhaitait que Coomaraswamy reprit, pour les Etudes Traditionnelles, son article sur El-Khidr « en le complétant par certaines considérations qui, comme vous me l'avez dit, n’auraient pas été à leur place dans la revue où il a été publié primitivement [.. .]. Si cela était possible, j'en serais d'autant plus heureux que, de divers côtés, on réclame depuis longtemps déjà quelque chose sur ce sujet, mais que, pour bien des raisons, je préférerais qu'il soit traité par quelqu'un d'autre que moi... »

Pour bien comprendre toute l'importance de ces données, il convient de se reporter au traité de Muhy-d-dîn Ibn'Arabî intitulé Les Catégories de l'Initiation (Tartîbut-taçawwuf), traduit partiellement par Abdul-Hâdi [4], et dans lequel sont passées en revue les différentes voies initiatiques et les caractéristiques — les types spirituels — propres à ceux qui les suivent. Or, la troisième catégorie est précisément celle des Afrâd, les « Solitaires ». « Le nombre des Afrâd n'est ni connu ni déterminé. Ils arrivent à l'initiation (et opèrent par elle) d'une façon particulière (c'est-à-dire que chacun d'eux a une formule spéciale d'initiation). Ils ne tombent pas (par conséquent) sous les regards ou la surveillance de "l'Apogée spirituelle" de l'époque [41], mais restent cachés dans le maqâm [42] appelé "la Cellule". "L'Apogée spirituelle" ne les connaît pas et ne peut voir ou juger leur situation. Kidr - que la divine paix soit sur lui — est leur maître. C'est pourquoi ce prophète dit à Moïse — que la divine paix soit sur lui — : "Je possède une science qui procède de celle d'Allah et que tu ne peux avoir." Or, Moise était "l'Apogée de l'époque" [43]. (La tradition que nous venons de citer montre donc que) les "Apogées" n'ont absolument aucune connaissance des conditions, circonstances et états extatiques ou autres des "Solitaires". »

Enfin, Guénon écrivait à Marcel Clavelle, le 14 mars 1937 [44] : El-Khidr est proprement le Maître des Afrâd, qui sont indépendants du Qutb et peuvent même n'être pas connus de lui ; il s'agit bien, comme vous le dites, de quelque chose de plus "direct", et qui est en quelque sorte en dehors des fonctions définies et délimitées, si élevées qu'elles soient ; et c'est pourquoi le nombre des Afrâd est indéterminé. On emploie quelquefois cette comparaison : un prince, même s'il n'exerce aucune fonction, n'en est pas moins, par lui-même, supérieur à un ministre (à moins que celui-ci ne soit aussi prince lui-même, ce qui peut arriver, mais n'a rien de nécessaire) ; dans l'ordre spirituel les Afrâd sont analogues aux princes, et les Aqtâb aux ministres ; ce n'est qu'une comparaison, bien entendu, mais qui aide tout de même un peu à comprendre les rapports des uns et des autres. »

Tout cela incite bien sûr à voir dans les Afrâd le type des initiés définis dans « Sagesse innée et Sagesse acquise », et c'est ce qui explique leur indépendance à l'égard de la « juridiction » du Pôle. Celui-ci, qui du fait de sa position centrale, reçoit les influences spirituelles et les répartit en quelque sorte dans toutes les organisations initiatiques existantes (et par extension dans les formes exotériques dont elles représentent le « noyau » [45]), « connaît » ainsi d'une manière « essentielle » tous les initiés, puisqu'il est en somme à l’origine de leur génération spirituelle. Les Afrâd au contraire, du fait qu'ils apportent avec eux dans le monde humain, une réalisation acquise dans un état antérieur, ne lui sont pas soumis par là même [46] ; et c'est alors El-Khidr qui représente pour eux un aspect du Guru intérieur. Cette assimilation fait d'autant moins difficulté que, selon Ali Wafa — un soufi du XIVe siècle — cité par Henry Corbin [47], « chaque spirituel entend dans la voix d'un Khizr l'inspiration de son propre Esprit-Saint, de même que chaque prophète perçoit dans la forme d'un Ange Gabriel l'Esprit de sa propre prophétie ». Il faut encore ajouter qu'Ibn' Arabî reçut l’investiture d’El-Khidr sous la forme du rite du manteau, qui rappelle bien sûr la transmission qui s'effectua d'Elie à Élisée. Quant à Guénon, c'est bien sous la guidance directe d'El-Khidr [48] qu'il pratiquait — outre l'Islam — la Tradition primordiale...

Et c'est parce qu'El-Khidr lui avait demandé de le « rejoindre » que Guénon, selon une pratique connue en soufisme mais qui n'est certes pas donnée à tous, quitta — en apparence — ce monde en retenant son souffle. En apparence, disons-nous, car il est plus « actif » que jamais. Bien qu'il ait réalisé l'Identité Suprême immédiatement après sa mort, et donc transcendé la multiplicité des états de l'Être, il réapparaîtra tout comme Saint Louis avant la fin du cycle (pour des raisons « fonctionnelles ») en même temps que les élus qui, occupant le centre de l'état humain, sont directement concernés, on l'a vu, par la première résurrection.

Vingt ans auparavant, déjà, soit au lendemain de son installation en Égypte, Guénon avait en quelque sorte annoncé la forme que prendrait sa « disparition ». Il écrivait en effet dans Le Voile d'Isis de novembre 1931 [49], à l'adresse des contre-initiés qui avaient « infiltré » la Revue Internationale des Sociétés Secrètes : « [...] du reste, si on continue à nous… empoisonner avec la "personnalité de René Guénon", nous finirons bien quelque jour par la supprimer tout à fait ! Mais nos adversaires peuvent être assurés qu’ils n’y gagneront rien, tout au contraire... ».

Aussi « fantastique » que cela puisse sembler à qui a été de trop longue date habitué, voire contraint, à ne considérer que la surface des choses, ce sont bien des sectateurs de cultes contre-initiatiques qui tentèrent d'empêcher par tous les moyens que la fonction de Guénon s'accomplît. Les preuves de cette action, consciente, délibérée, protéiforme, sont évidentes, et confondantes pour la mentalité rationaliste qui ne veut voir toujours et partout que conflits d'intérêts politiques et économiques, à la rigueur oppositions entre des perspectives « philosophiques » différentes (que l'on s'empresse d'ailleurs de rattacher aux catégories précédentes), mais à qui la possibilité d'un tel « drame cosmique », s'il est permis de s'exprimer ainsi, apparaîtrait comme tout à fait « mythique », c'est-à-dire invraisemblable et, à franchement parler, ridicule et inconvenante. A moins toutefois qu'on ne préférât, pour sauver ce qui peut l'être d'un auteur « cautionné », sinon compris, par des membres distingués de l'établissement intellectuel, ne voir dans tout cela qu'un conflit « symbolique », c'est-à-dire tout aussi inexistant que s’il eût été mythique », mais avec la nuance péjorative en moins. Certains n'eurent pas ces scrupules, tel Michel Le Bris [50], s'offusquant de certaine « attaque d'ours » contre-initiatique dont il sera parlé plus loin, et qu'il étiquette aussitôt « vision » ou « léger délire »...

Oui, en vérité, la plus grande ruse du diable, comme le disait entre autres Baudelaire, est de faire croire qu'il n'existe pas. Mais aussi, combien affligeant est l'aveuglement de nos contemporains. Il est certes évident que ceux-là même qui prennent une part plus ou moins publique à certaines entreprises suspectes, sont souvent inconscients de ce à quoi ils servent de support, à quelque « camp » ou à quelque « parti » qu'ils appartiennent, mais il n'est pourtant pas bien difficile de deviner ce qui, dans l'ombre, manœuvre ce tragique théâtre de marionnettes qu'est le monde moderne...

La contre-initiation commença à s'« occuper » de Guénon alors qu'il n'avait pas encore vingt ans, mais il s'agissait en l'occurrence d'une tentative de « récupération » dont subsiste la trace « littéraire » [51]. Nous voulons parler de quelques poèmes et d'un roman inachevé, Intitulé La Frontière de l’Autre Monde, que Jean-Pierre Laurant propose de dater vers 1905 ou 1906, ce qui est au moins vraisemblable. On y relatait entre autres un épisode particulièrement scabreux : après avoir assisté à une séance d'invocation à laquelle se présentaient des démons, le jeune héros recevait, dans un camp de Bohémiens, « une initiation en forme de travaux maçonniques avec une ouverture et une fermeture. En présence de Belphégor lui-même, il devenait Prince Rose-Croix, en s'appuyant sur le Mal par "la voie gauche et grâce à la puissance noire […]» Au terme de cette initiation luciférienne, Samaël apparaissait, portant le sceptre en fer du domaine de la mort...

« Cette nuit-là, mon sommeil fut agité par d'affreux cauchemars : il me semblait être assailli par des bandes de démons et la vision de Samaël m'obsédait sans cesse... »

Cet épisode, que l'on se rassure, n'avait rien d'autobiographique. L'inspiration en était purement « onirique », selon un procédé contre-initiatique qui commence à nous être familier. Rien n'empêchait en effet la contre-initiation (qui ne peut connaitre des êtres que ce qui, en eux, appartient au monde intermédiaire) de ne voir en Guénon qu'une individualité d'une puissance animique exceptionnelle, qu'il convenait de recruter au plus vite ! Guénon de son côté, du fait de sa génération spirituelle très particulière, n'était pas alors « armé » pour reconnaître l'Adversaire. Mais cet intérêt manifesté par la contre-initiation attira aussi... celui du Pôle, qui autrement n'eût pas connu Guénon, et qui bien sûr l'aida en cette périlleuse occurrence. (C'est Abdul-Hadi qui, par la suite, constituerait le lien « physique » entre Guénon et le Pôle.)

Ainsi était en somme préfiguré, par le destin de Guénon, le moment où les initiés relevant du Pôle et ceux relevant d'El-Khidr, œuvreraient désormais en commun. (« Association » qui est intervenue il y a quelques mois.) Dès lors, il n'allait plus être question pour les puissances d'en bas, de s'assurer le concours de Guénon, mais bien de le supprimer purement et simplement.

Les premiers adversaires (ni « politiques », ni « philosophiques »...) que Guénon rencontra sur son chemin furent Charles Détré (alias Téder), Joanny Bricaud et Charles Nicoullaud. Charles Détré [52] n'avait de remarquable à première vue qu'une énorme érudition historique dont il usait fort habilement, mais surtout pour « truquer », certains documents et les interpréter à sa guise. (Il fut apparemment si fécond que des « faux » relevant de son art doivent encore apparaître dans les prochains mois.)

Il avait commencé sa carrière littéraire par la publication d’un ouvrage antimaçonnique (ce qui était semble-t-il dans certain milieu une indispensable propédeutique) intitulé Les Apologistes du Crime, puis il avait fait du journalisme en Belgique avant d'être expulsé à la suite d’une affaire de chantage. Il était alors passé en Angleterre où il avait fait la connaissance de John Yarker, et c'est de celui-ci que de même que Papus, il tenait tous les grades maçonniques plus ou moins authentiques, et en tout cas irréguliers, dont il était décoré. Il avait j'ailleurs pris sur Papus — Grand Pontife de l'occultisme français en générai et du Martinisme en particulier — un ascendant d'autant plus étonnant que jusque-là, celui-ci s'était toujours arrangé pour écarter les gens susceptibles de lui porter ombrage. L'antimaçonnisme réel de Téder, en dépit de ses faux titres, trouva d'ailleurs son complément dans celui de Papus. Le docteur Encausse, en effet, paraissait ne s'attaquer qu'au seul Grand Orient, coupable de rationalisme, mais en fait, et pour ne donner qu'un exemple, tous les Martinistes du deuxième degré, hommes et femmes, recevaient communication des mots et signes des trois grades de la Maçonnerie symbolique, sans qu'il leur soit demandé aucun serment, et cela sous le prétexte que, auXVIIIe siècle, l'initiation dans l'Ordre des Élus Cohens, dont le Marinisme se prétendait bien à tort l'héritier, présupposait la possession de ces trois grades.

Quoi qu'il en soit, Téder profita de son influence sur Papus pour éliminer Guénon du milieu martiniste — où sa fonction était sans nul doute de surveiller et de « dissoudre » certaines influences. Guénon avait en effet appartenu à la Loge Humanidad, dont Téder était le vénérable, et qui relevait du « Rite National Espagnol », une organisation pseudo-maçonnique tout à fait irrégulière, et en étroite connexion avec le Martinisme. Téder, pour impressionner Papus, fabriqua toute une série de fausses lettres de Guénon, dont, chose remarquable, il ne pouvait jamais montrer que des photographies, mais dont il fit néanmoins la base d'un « rapport ». Enfin, n'étant tout de même pas très sûr que Papus ne se ressaisirait pas au dernier moment, il profita de son absence pour faire prononcer l'exclusion de Guénon par quelques pauvres gens rassemblés à grand-peine. Il faut préciser en effet que la fameuse Loge Humanidad avait déjà cessé d'exister en fait et ne se réunissait plus ; ce fut là sa dernière manifestation. Pourtant, cette prétendue « exclusion de la Maçonnerie » allait servir à plusieurs générations d’occultistes, dans leurs inlassables attaques Contre Guénon, qu'ils poursuivaient d'une haine vigilante [53]

Le piquant de l'affaire est que les personnages dont il vient d'être question ne furent jamais Maçons réguliers : Papus, malgré tous ses efforts, fut constamment refusé (et cela même à la Loge Le Libre Examen, dont cependant son père était membre) ; quant à Téder, on sait d'où venaient ses titres. Cela dit, ce dernier avait d'excellentes raisons d'écarter Guénon. Il craignait en effet (et à juste titre !) que celui-ci ne vît clair dans son jeu, à propos d'une certaine campagne dont nous avons déjà évoqué les arrière-plans, et qui constitua en quelque sorte le « chef-d’œuvre » de cet érudit faussaire. Dans la revue Hiram, Téder avait en effet lancé des attaques contre Guénon, bien sûr, mais aussi contre le templarisme maçonnique (en d'autres termes contre la reconnaissance d'une filiation entre l'Ordre du Temple et la Maçonnerie) et, chose encore plus surprenante en apparence, contre le Grand Orient, coupable de mentionner dans son « annuaire », en tête de la liste des grands maîtres, les noms de deux Écossais jacobites : le chevalier James Hector Macleane et Charles Radcliffe, comte de Derwentwater, fait prisonnier à la bataille de Culloden et décapité.

Mais quel que fût le talent avec lequel Téder exerçait sa coupable industrie, — et qui impressionna tant le Grand Orient qu'il eut la faiblesse de rayer de sa liste les deux Écossais — il ne pouvait cependant empêcher que tôt ou tard la vérité prévalût, fût-ce, ironie du destin, par le biais de découvertes « érudites », en l'occurrence de documents suédois » tout à fait indiscutables. Et le Grand Orient repentant rendit aux deux partisans jacobites les honneurs qui leur étaient dus — en oubliant toutefois le premier d'entre eux, Wharton, dont nous n'avons pas oublié la paradoxale carrière. L'enjeu de cette querelle dépassait bien sûr très largement le cadre de l'érudition ou même de la vérité historique, et l'on a compris qu'il était question en tout cela d'influences « opératives » visant à « rectifier » la déviation spéculative — ce qui n'était évidemment pas du goût de la contre-initiation.

Quant à Joanny Bricaud, alias Jean des Esseintes, alias Sa Béatitude Johannès II, il succéda à Téder à la tête du Martinisme, dont le rôle suspect en bien des domaines ne devait plus, des lors, se démentir. Guénon évoquait Bricaud en ces termes, dans une lettre datée du 22 mai 1932: « [...] bien qu'il soit certainement beaucoup moins intelligent que Cr. [Aleister Crowley], je le crois beaucoup plus dangereux en réalité. » Et il précisait à Julius Evola, le 28 février 1948, à propos de la sorte de « danger » présenté par les contre-initiés : pour ce qui est des maléfices (envoûtements), il existe une grande différence entre les vrais sorciers comme ceux auxquels nous avons affaire et les simples « occultistes » qui malgré leurs prétentions ne parviennent jamais à de réels résultats.

« Lorsque vous me dites que ces actions ne devraient pas pouvoir atteindre ceux qui ont une stature spirituelle, il convient de faire une distinction. Si vous vous référez au domaine psychique et mental, vous avez complètement raison. Mais il n'en va pas de même dans le domaine physique dans lequel n'importe qui peut être atteint. Au reste, étant donné que, selon la Tradition, des sorciers parvinrent à rendre malade le Prophète, je ne vois vraiment pas qui pourrait se vanter d'être à l'abri des attaques de leurs semblables. »

Guénon, auparavant, avait donné dans cette même lettre à Evola l'explication d'une curieuse « crise de rhumatismes » : « Ce que vous me dites me fait souvenir de ce qui m'est arrivé à moi-même en 1939 quand je dus rester six mois durant étendu dans un lit sans pouvoir me retourner ni faire aucun mouvement.

« Pour les gens, il se serait agi d'une crise de rhumatismes, mais en réalité, il s'agissait de bien autre chose et nous savons très bien qu'inconsciemment, cela servait de véhicule à une influence maléfique (c'était la seconde fois que cela se produisait, mais la première fois la chose avait revêtu une moindre gravité).

« Des mesures furent prises pour l'éloigner et pour que cela ne puisse plus revenir en Égypte ; depuis lors, il ne s'est plus rien produit de semblable. »

Déjà, à Paris, Guénon avait été souvent en butte aux agissements de « magiciens noirs ». C'est ainsi qu'un jour, prévenu d'une « attaque », il était sorti pour la dérouter. Rentrant chez lui en compagnie d'un ami, ils constatèrent qu'une des vitres de son bureau avait volé en éclats, comme sous l'impact d'un projectile, mais avec cette particularité que les éclats de verre étaient à l'extérieur, sur le rebord de la fenêtre. Certaines fois, les attaques se « matérialisèrent » sous la forme d'animaux noirs, ce qui nous ramène directement aux mystères de Set-Typhon. Dans une lettre du 22 avril 1932 adressée à l'un de ses correspondants qui lui aussi avait eu des « ennuis », Guénon mettait en effet ces attaques en rapport avec le dieu à la tête d'âne : « Il me paraît à peu près sûr que c'est bien là le vrai centre de toutes les choses malfaisantes que vous savez. J'ai pu me rendre compte qu'on emploie dans certains rites le sang d'animaux noirs ; à ce propos, n'avez-vous jamais eu à constater chez vous de manifestations prenant la forme desdits animaux ? Il serait intéressant que je sache cela... » Et le 22 mai 1932, il expliquait à ce même correspondant « J'ai eu aussi une attaque d'ours autrefois, au temps des histoires de Téder ["Orsone"] ; j'ai même eu au cou une morsure dont j'ai gardé la marque pendant un certain temps. »

Rappelons que les attaques les plus redoutables qu'il eut à subir, et qui réunissaient l'ensemble des forces contre-initiatiques, furent suscitées par son rôle relatif à Rennes-le-Château, où il ne se rendit jamais physiquement, mais où il coordonna l'action « sur le terrain » de l'ésotérisme chrétien.

Pour en revenir à Joanny Bricaud, dont le caractère « dangereux » a été à l'origine de ces considérations, son cas est d'autant plus significatif qu'il était en outre le successeur de l'abbé Boullan (le docteur Johannès du Là-bas de Huysmans, qui mit bien longtemps avant de découvrir le caractère plus que suspect de son « héros »), lui-même héritier plus ou moins légitime de Vintras, le « prophète de Tilly-sur-Seules », qui se prétendait Élie réincarné, et fonda un « Carmel » de sa façon. Cette ténébreuse histoire [54], en étroite connexion avec l'énigme de Louis XVII — embrouillée à dessein — et avec quelques fausses apparitions dont la moindre ne fut pas celle de La Salette, constitua la trame du XIXe siècle, agité souterrainement de convulsions insoupçonnées. Guénon y fit allusion en ces termes dans L'Erreur Spirite [55] « [...] aussi est-il fort possible que Vintras lui-même n'ait été qu'un sataniste parfaitement inconscient, en dépit de tous les phénomènes qui s'accomplissaient autour de lui et qui relèvent nettement de la "mystique diabolique" ; mais peut-être ne pourrait-on pas en dire autant de certains de ses disciples et de ses successeurs plus ou moins légitimes ; cette question, d'ailleurs, demanderait une étude spéciale, qui contribuerait à éclairer singulièrement une foule de manifestations « préternaturelles » constatées pendant tout le cours du XIXe siècle. »

Pour en terminer avec Joanny Bricaud, héritier, comme on le voit, d'un inquiétant « dépôt », nous ajouterons encore, à titre anecdotique, qu'il rédigea en 1926 une petite biographie [56] du célèbre « Maître Philippe » de Lyon, guérisseur qui fut vénéré comme un maître spirituel par nombre d'occultistes, à commencer par Papus, et dont le rôle à la cour de Russie, en cette période troublée qui précéda la révolution bolchevique, demanderait lui aussi à être examiné de très près. Il est assez édifiant de voir Bricaud — après avoir signalé que, dès l'âge de six ans, certaines prédispositions inquiétaient le prêtre qui éduquait Philippe — révéler en toute simplicité l'origine de la vocation du « thaumaturge », que nous livrons à notre tour à la méditation des dévots du « Maître Philippe » (et en particulier de ceux qui, dans le Razès, se croient « inspirés » par lui et appelés à une mission particulière...) : « On raconte qu'à l'âge de treize ans, étant tombé malade pendant qu'il était chez son oncle à la Croix-Rousse, il fut guéri par une vieille sorcière qui lui dit, après lui avoir examiné les lignes de la main : "Écoute, petit, me voilà vieille ; je vois que tu es doué, je vais te donner mes recettes." Il se mit, dès lors, à guérir les malades. »

Avec Charles Nicoullaud (alias l'astrologue Fomalhaut), collaborateur éminent de la Revue Internationale des Sociétés Secrètes, nous abordons une nouvelle phase de l'action contre-initiatique qui, pendant de longues années, trouva dans cette revue aux objectifs pour le moins ambigus, un « support » de choix.

C'est en 1912 qu'un prêtre fort riche et certainement de très bonne foi, l'abbé (puis Monseigneur) Jouin, curé de l'église Saint-Augustin à Paris, fondait la R.I .S.S., pour reprendre le flambeau de l'antimaçonnisme « taxilien » aggravé d'un antijudaïsme obsessionnel, ce qui ne témoignait pas d'un très grand discernement mais laissait présager, en revanche, bien des péripéties fantastiques. A vrai dire, ceux qui avaient manipulé Taxil ne laissèrent pas passer l'occasion, si même ils ne la suscitèrent pas, et Mgr Jouin devint bientôt un simple prête-nom, couvrant de véritables énormités. Le directeur effectif de la R.I.S.S. fut donc Charles Nicoullaud, un ex-Maçon, et soi-disant catholique, ce que n'indiquaient guère deux romans qu'il avait entre autres commis : L'Expiatrice et Zoé la Théosophe à Lourdes. Il suffisait, pour être édifié sur leur teneur, de se reporter aux notices du célèbre bibliophile Pierre Dujols[57], dans lesquelles Charles Nicoullaud, « écrivain catholique »... et « réaliste », apparaissait comme un auteur de romans licencieux et anticléricaux, où seule la Théosophie « s'en tire sans trop de mal »

Même l'antimaçon « officiel » ne pouvait s'empêcher d'accepter avec empressement bien des choses malpropres, en l'occurrence « certaines fantaisies pseud-kabbalistiques, quelque peu déplacées dans une revue qui se respecte [58] ». Et le Sphinx ajoutait : « Il y a longtemps que nous sommes fixé sur la valeur de ce genre de travaux, car nous en connaissons fort bien l'origine et l'inspiration, peut-être mieux que ne les connaît M. Nicoullaud lui-même ; et nous ne désespérons pas de voir apparaître un de ces jours, commenté selon toutes les règles de l'"initiation verbale" et "littérale", le fabuleux "Gennaïth-Menngog" de Rabbi Eliézer Hakabir ! » Or, seize ans plus tard, et toujours dans la R.I.S.S., Henri de Guillebert des Essars (Murena), nouvel adversaire de Guénon, évoquait tout aussi imprudemment la personnalité d'un certain Le Chartier[59], présenté comme une sorte de « précurseur » méconnu, mais dont on devine qu'il avait joué un rôle de premier plan dans l'affaire Taxil (le tristement célèbre mystificateur marseillais — de son vrai nom Jogand-Pagès — qui de 1885 à 1897 avait voulu convaincre les catholiques que la Franc-Maçonnerie était vouée au culte de Satan)... Ceci donna l'occasion à Guénon de signaler en passant qu'il possédait « un important manuscrit de Le Chartier, intitulé Le Gennaïth-Menngog de Rabbi Eliézer ha-Kabir, qui est bien ce qu'on peut imaginer de plus extraordinaire dans le genre "pornographie érudite" et qu'il nous a suffi de rapprocher de certains articles parus dans les tout premiers numéros de la R.I.S.S., il y a à peu près vingt ans, pour identifier aussitôt les origines intellectuelles, si l'on peut dire, de l'auteur desdits articles, qui se dissimulait alors sous l'étrange et « antechristique » pseudonyme d'Armilous. Nous avons aussi quelques lettres du même Le Chartier, dont une contient la traduction (?) du véritable Gennaïth-Menngog, celui de Taxil-Vaughan, et dont une autre, avec signature en hébreu rabbinique, renferme une bien curieuse allusion à un mystérieux personnage qu'il appelle "son Maître" ; et tout cela ne date pas d'hier [60]... » Qui était donc ce Le Chartier ou Lechartier [61] ?

Né en 1853 à Pleugueneuc (Ille-et-Vilaine), il fit de vaines tentatives chez les pères du Saint-Esprit, avant de se sentir appelé à réformer de fond en comble la philosophie. Après une période quelque peu aventureuse et chaotique, sur le plan social, il adhéra à la cause de Naundorff, le faux Louis XVII, et fréquenta les « voyants spirites » répandus dans ce milieu. Il collabora à La Légitimité de l'abbé Dupuy, après s'être installé à Toulouse, et publia en 1884 Le Salut de la France ou Charles XI proclamé. Évasion, vie, identité de Louis XVII. Puis il se sépara du groupe de l'abbé Dupuy et donna les raisons de sa rupture dans Le Messager de Toulouse dirigé par Firmin Boissin, membre de la Rose-Croix de Péladan, et auprès de qui Lechartier joua peut-être un rôle analogue à celui de Monti auprès du Sâr...

Marié et installé comme publiciste à Toulouse, Lechartier continue à entretenir des relations avec les pères du Saint Esprit (qui semblent néanmoins se méfier du « personnage »), et est recruté à la rentrée de 1890 comme professeur de grec pour un collège que la congrégation vient d'acquérir à Castelnaudary, ce qui nous rapproche encore de Carcassonne et du Razès... Il y provoquera un procès, qu'il perdra, et sera congédié en 1894, avant que cet « érudit hébraïsant », « très au courant des idiomes orientaux et occultes », n'entre en contact avec les amis d'Abel Clarin de la Rive, futur directeur de La France chrétienne antimaçonnique, où écrira Guénon sous le pseudonyme du « Sphinx ». Ainsi ce dernier put-il, selon toute vraisemblance, entrer en possession de certains documents.

Par un remarquable paradoxe, le journal d'Abel Clarin de la Rive vit la rencontre fugitive et tout à fait trompeuse de l'antimaçonnisme taxilien et de ce que nous nous risquerons à appeler l'antimaçonnisme traditionnel, en précisant immédiatement ce que nous entendons par là : si celui-là, prétextant de la dégénérescence de la Maçonnerie spéculative, visait en réalité, comme le montra bien l'affaire Téder, la véritable Maçonnerie opérative, « le Sphinx », tout au contraire, se proposait à l'évidence un double objectif que nous avons déjà évoqué : en désignant sans complaisance le fossé qui séparait la Maçonnerie « visible » de ce qu'elle aurait dû être, il en faisait, aux yeux des catholiques intelligents, une organisation victime de la misère des temps, et non point « intrinsèquement perverse » ; et dans le même mouvement, il exhortait implicitement les Maçons lucides à retrouver le sens de la Tradition.

L'antijudaïsme des singuliers « catholiques » de la R.I.S.S , mis en parallèle avec leur antimaçonnisme, n'était pas moins « intéressant » bien sûr si l'on se souvient de la fonction eschatologique « récapitulative » assignée conjointement au véritable judaïsme et à la véritable Maçonnerie. Et, à cet égard, l'installation dans l'Aude de Lechartier pourrait bien constituer un indice supplémentaire, puisque, comme nous le savons, le Razès est « dévolu » au judaïsme — dont il partage la « vulnérabilité » spécifique face aux forces de subversion (voir le pseudo-messianisme représenté par le Grand Monarque) — et puisque, comme nous le savons aussi, c'est sa fonction à l'égard de ce même Razès qui valut à Guénon les plus redoutables attaques contre-initiatiques. Ce dont, encore une fois, les dessous de l'affaire Téder semblent apporter la preuve manifeste, de même que sa longue « polémique » avec cette R.I.S.S dont l' « antijudéomaçonnisme » n'offre désormais plus de secrets pour nous...

Mais, toujours en relation avec la « face obscure » du Razès, il est un autre thème récurrent de la R.I.S.S. que nous n'avons pas encore abordé : ses efforts désespérés pour identifier le « Roi du Monde » au « Prince de ce Monde », en diabolisant l'Agarttha. Ce à quoi les rêveries théosophistes sur la « Grande Loge Blanche », cette grossière parodie, ne l'aidaient que trop. Comme pour la Maçonnerie, la tactique était au fond d'une grande simplicité : se servir de la contrefaçon pour atteindre l'original. Cela présente un double avantage. Dans une période préparatoire et pour un public « sérieux » susceptible de retrouver la voie de la Tradition, on discrédite définitivement cet original en l'identifiant à des contrefaçons particulièrement ridicules ou odieuses ; à long terme, on vise un public beaucoup plus vaste qui lorsque l'outrance délibérée des attaques aura finalement suscité l'incrédulité relativement au « satanisme » ne retiendra plus que les fausses assimilations. Et ces contrefaçons, passant pour authentiques, seront d'autant plus faciles à réhabiliter que les attaques « subies » auront été plus grossières et plus stupides...

Et pour cette sinistre tâche, les alliés objectifs ne manquaient pas ! Ainsi par exemple d'Aleister Crowley, contre-initié et espion notoire travaillant à la fois pour l'Angleterre et pour l'Allemagne, et qui entourait ses « diableries » pseudo-maçonniques de toute la publicité souhaitable, ce qui allait trop bien dans le sens des « idées » de la R.I.S.S. Certes, il arrive en de semblables occurrences que, tout en étant manipulés pour un même but, les « antagonistes » soient suffisamment inconscients du rôle qu'on leur fait jouer pour se croire réellement adversaires. Ce n'était pas le cas pour Crowley et les gens de la R.I.S.S., comme nous le révèle une lettre de Guénon à Renato Schneider en date du 5 novembre 1936 : « [...] Quoi qu'il en soit, le gros recueil de documents publiés par des ex-collaborateurs de la R.I.S.S. [62] m'a donné, d'une façon inattendue, l'occasion d'avoir la preuve de leur connivence, que j'avais soupçonnée depuis longtemps, avec le fameux Aleister Crowley... »

Déjà en effet, dans Le Voile d'Isis de février 1930 [63] en rendant compte de l'article d'un antimaçon, l'abbé Tourmentin, qui évoquait ses souvenirs sur la mystification taxilienne dans une vraie revue catholique, La Foi Catholique, Guénon avait reproduit en la commentant une note de la rédaction de cette revue, ainsi conçue « On ne s'explique guère le motif de cet incroyable essai de résurrection du "taxilisme". On se l'explique d'autant moins que les preuves nouvelles, annoncées, clamées à son de trompe, se réduisent exactement à rien. » (C'est tout à fait notre avis [ajoutait Guénon] ; et la note en question se termine par cette phrase qui pourrait donner la clef de bien des choses : L'Intelligence Service a prodigué cette année les secrets de cette espèce. Ce n'est ras rassurant." De tout cela, jusqu'ici, la R.I.S.S. n'a pas soufflé mot.

Pour ce qui concerne l'inversion délibérée du symbolisme de l'Agarttha et du Roi du Monde, auxquels il convenait dans cette première phase d'associer les connotations les plus négatives, ce n'est sûrement pas par hasard que le nazisme prit comme emblème le swastika, le symbole du Pôle, et que certains voulurent situer l'Agarttha en Allemagne, tandis que d'autres (en fait, les mêmes !) prêtaient à Guénon des liens (imaginaires) avec ce pays : « Enfin, nous avons eu la stupéfaction d'apprendre que nous avions "de nombreux amis" en Allemagne ; nous étions bien loin de nous en douter, car ils ont toujours négligé de se faire connaître à nous, et il se trouve justement que c'est un des rares pays où nous n'ayons aucune relation [...] [64]. »

Les calomniateurs de Guénon, en revanche, ne pouvaient certainement pas en dire autant ! Le Maître écrivait en effet à Renato Schneider le 4 septembre 1938, à propos d'un article paru dans L'Intransigeant, journal qu'il qualifiait d'« organe officieux de l'I.S. anglais en France » : « Ce qu'il y a de vrai, c'est que, au début de l'affaire d'Hitler, il n'y a pas eu seulement Trebitsch-Lincoln [qui était juif...], mais aussi Aleister Crowley et un certain colonel Ettington » Dès le 13 septembre 1936, Guénon écrivait à R. Schneider, à propos du premier nommé : « Trebitsch-Lincoln, qui est un agent connu de la "contre-initiation", est passé, lui aussi, par bien des transformations successives, et il a toujours été mêlé à de multiples espionnages ; il a été simultanément au service de l'Angleterre et à celui de l'Allemagne, tout comme son confrère Aleister Crowley... Depuis qu'il est devenu le "Lama Dorji-Den", il a séjourné un certain temps au Canada, puis il est revenu en Europe, à la tête d'un groupe de "Lamas" du même genre (parmi lesquels il y a plusieurs Français), et s'est mis à recruter des fonds pour établir un monastère bouddhique en Suisse. Je soupçonne, d'après certaines allusions, qu'il est en relations assez étroites avec le "Bouddha vivant" susdit, lequel est même mêlé aussi au projet du monastère bouddhique. Voilà déjà plusieurs fois qu'il y a des projets semblables (et toujours en Suisse), qui n'ont jamais abouti, et qui ont toujours tourné plus ou moins en escroquerie... » Le « Bouddha vivant » susdit, lequel est même mêlé aussi au projet du monastère bouddhique. Voilà déjà plusieurs fois qu'il y a des projets semblables (et toujours en Suisse), qui n'ont jamais abouti, et qui ont toujours tourné plus ou moins en escroquerie... »

Le « Bouddha vivant » dont parle Guénon descendait tantôt de Gengis-Khan, tantôt des anciens rois khmers, entre autres prestigieuses ascendances, et il se parait des noms et des titres les plus flatteurs. Il était aussi l'inspirateur de Mrs Bailey, une ancienne théosophiste plus ou moins dissidente qui prétendait, selon la coutume de ce milieu, écrire sous la dictée d'un « Maître » dont on voit que, comme les autres inspirateurs de multiples ouvrages théosophistes, il n'avait rien d'une « entité astrale ».

Quoi qu'il en soit, nous étions là, bien sûr, au coeur de la mystification — point innocente ! — de la « Grande Loge Blanche » chère à tous les théosophistes et à de nombreux « néo-spiritualistes » de toute obédience. Comme on s'en doute, cette inversion du symbolisme de l'Agarttha survécut à la disparition de la R.I.S.S. On en trouvait encore en 1948 un exemple significatif dans le numéro spécial des Études Carmélitaines consacré à Satan. Albert Frank-Duquesne, catholique d'origine juive et descendant du faux messie Jacob Frank [65], y évoquait, entre autres fantaisies occultistes et théosophistes, qualifiées de « traditions initiatiques », « le cas de deux victimes de l'Agarttha foudroyées à distance après avertissement », et traduisait inévitablement Sâr ha-ôlam par « Prince de ce Monde » - ce que Guénon qualifiait de « véritable énormité [66] ».

Insinuations fielleuses de la R.I.S.S. ou explosion de rage de Frank-Duquesne, toutes ces attaques visaient celui qui, pour la première fois en Occident, avait exposé les données traditionnelles relatives à l'Agarttha et au Roi du Monde. C'est ce que ne pouvaient souffrir les inspirateurs de ces campagnes calomnieuses, — dont, soyons-en sûrs, le mont Alaric et la contre-Agarttha « virtuelle » qu'il porte en ses flancs, ne quittaient pas les ténébreuses pensées. La haine vigilante qu'ils vouaient tous à Guénon était d'autant plus « justifiée » (si l'on ose dire !) que celui-ci, comme nous le savons, n'avait pas publié Le Roi du Monde à une date indifférente : ce livre « accompagnait » en effet la venue du... Roi du Monde en France, qu'annonçait déjà le retour de la « pierre noire d'Ourga ». Quant au haut lieu qui, non point encore, mais dans un proche avenir, doit servir de « réceptacle » au Centre suprême, a-t-on oublié le symbolisme « récapitulatif » du Puy-en-Velay ?...

Ainsi donc, en filigrane des affrontements entre Guénon et la contre-initiation, c'était le rôle eschatologique de la France qui se dessinait, sous ses deux aspects antagoniques. Avant que ne surgisse de la caverne maudite de l'Alaric l'Abomination de la Désolation, préfigurée en mode mineur par tous les envoyés plus ou moins « astraux » de la « Grande Loge Blanche » ou des « fraternités spirituelles » innombrables préparant l'« Ère du Verseau » et la venue du Grand Monarque, il fallait bien que se dressât le témoin de la Tradition. Il le fallait pour que les « élus », en attendant que le Mahdi les rassemble à la veille de l'épreuve suprême, pussent échapper aux pièges qu'on leur préparait, que ce fût sous l'Alaric ou sur le mont des Oliviers, à Coustaussa, pour ne rien dire encore du sinistre pic de Bugarach, ce Sinaï noir du Razès, où nous sommes ainsi ramenés, de gré ou de force...




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[1] Cf. Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, t. I.

[2] Allusion à un « roman fantastique et anonyme » d'inspiration « taxilienne », et autour duquel on avait fait grand bruit dans les milieux antimaçonniques. Dans une du lettre du Caire datée du 18 octobre 1930, Guénon donnait l'explication de cette énigmatique mention : » Il y a ici, derrière El-Azhar, un vieux bonhomme qui ressemble étonnamment aux portraits que l'on donne des anciens philosophes grecs, et qui fait d'étranges peintures. L'autre jour, il nous a montré une espèce de dragon avec une tête humaine barbue, coiffé d'un chapeau à la mode du XVIe siècle, et six petites têtes d'animaux divers sortant de la barbe. Ce qui est tout à fait curieux, c'est que cette figure ressemble, presque à s'y méprendre, à celle que la "R.I.S.S." a donnée il y a un certain temps, à propos de la fameuse "Élue du Dragon", comme tirée d'un vieux livre qui n'était pas désigné, ce qui rendait son authenticité plutôt douteuse. Mais le plus fort, c'est que le bonhomme prétend avoir vu lui-même cette drôle de tête et l'avoir dessinée telle quelle »

[3] Dans une lettre du 24 septembre 1929 (« Les Avenières par Cruseilles [Haute-Savoie] »), Guénon écrivait, toujours sur le mode « suggestif » et, s'il nous est permis de le dire ainsi, « faussement interrogatif », par lequel il... aiguillait ses correspondants sur des sujets délicats : « Tout ce que vous me dites sur la région des Alpes est bien curieux, et il doit y avoir quelque chose de vrai là-dedans. Je ne sais pas s'il y a encore quelque chose de vivant dans cette région, mais, en tout cas, voici des choses assez étranges : nous sommes ici sur le mont Salève, dont le nom semble être encore une forme de Montsalvat, et, tout à côté, il y a aussi un mont de Sion ! Le nom de Cruseilles est assez remarquable également : c'est à la fois le "creuset", dont le sens est tout à fait hermétique, et la "creusille", c'est-à-dire la coquille des pèlerins. » Ces brèves mentions référaient en même temps au rôle eschatologique du Dauphiné et à la réalisation spirituelle de René Guénon, dont nous n'avons pas oublié ce qu'il disait dans « A propos des pèlerinages », de cette coquille ou creusille, rapprochée du creuset, « ce qui nous ramène à l'idée d'épreuves, envisagée plus particulièrement selon un symbolisme alchimique, et entendue dans le sens de la "purification", la Katharsis des Pythagoriciens, qui était précisément la phase préparatoire de l'initiation. » Il s'agissait ici du terme des petits mystères ; et dans le même article, Guénon mettait bien sûr la coquille en rapport avec le « chemin de saint Jacques », évoquant les « voyages célestes » en corrélation avec les « voyages terrestres », tout cela faisant pressentir « une certaine correspondance entre la situation géographique des lieux de pèlerinages et l'ordonnance même de la sphère céleste [souvenons-nous du mont Aiguille...] ; ici, la "géographie sacrée" [...] s'intégrera donc dans une véritable "cosmographie sacrée". »

Enfin, le 29 septembre 1929, Guénon confiait au même correspondant : « Depuis que je vous ai écrit, j'ai découvert un véritable gisement d' "œufs de serpent" sur un des versants de la montagne, dans une sorte de ravin qui descend directement sur une localité appelée Saint-Blaise (vous savez la signification celtique de ce nom) ; tout cela est vraiment bizarre. »

[4] Paru dans les Études Traditionnelles de décembre 1936 et repris dans Formes traditionnelles et Cycles cosmiques, éd. Gallimard, 1970.

[5] « Il est à peine besoin de faire remarquer que le cas de livres déposés rituellement dans un véritable tombeau est tout différent de celui-là. »

[6] « Voir notre étude sur Sheth [chapitre XX de Symboles fondamentaux de la Science sacrée.] L'Agathodaimôn des Grecs est souvent identifié aussi à Kneph, représenté également par le serpent, et en connexion avec l'"Œuf du Monde", ce qui se réfère toujours au même symbolisme [souvenons-nous des œufs de serpent "savoyards" mentionnés par Guénon dans sa correspondance...] ; quant au Kakodaimôn, aspect maléfique du serpent, il est évidemment identique au Set-Typhon des Égyptiens. »

[7] « Il peut être curieux de remarquer que le mot muthalleth désigne aussi le triangle, car on pourrait, sans trop forcer les choses, y trouver quelque rapport avec la forme triangulaire des faces de la Pyramide, qui a dû être déterminée aussi "par la sagesse" de ceux qui en établirent les plans, sans compter que le triangle se rattache par ailleurs, au symbolisme du "pôle" et, à ce dernier point de vue, il est bien évident que la Pyramide elle-même n'est en somme qu'une des images de la "Montagne sacrée". »

[8] A Message from the Sphinx. Cf. Formes traditionnelles et Cycles cosmiques.

[9] Cf. « Hermès », in Formes traditionnelles et Cycles cosmiques.

[10] « Voir Le Roi du Monde, Chap. III. »

[11] « Autour du bâton d'Esculape est enroulé un seul serpent, celui qui représente la force bénéfique, car la force maléfique doit disparaître par là même qu'il s'agit du génie de la médecine. — Notons également le rapport de ce même bâton d'Esculape, en tant que signe de guérison, avec le symbole biblique du "serpent d'airain" (voir à ce sujet notre étude sur Sheth [chapitre XX de Symboles fondamentaux de la Science sacrée]). »

Nous ajouterons que cette seule force bénéfique enroulée autour du bâton d'Esculape doit vraisemblablement être identifiée dans la géographie sacrée française au méridien d'El-Khidr qui, comme nous le disions plus haut, génère le "sang" graalique. Quant à l'aspect maléfique de ces mystères, sans doute faut-il le chercher dans ce « carré des Bermudes » atlantéen dont nous connaissons déjà la structure. Ici, la force cosmique négative serait symbolisée par l'axe qui, issu des représentations géantes de Nazca (analogues, mais en mode inversé, au Zodiaque du Verdon ») passe justement par le rocher central de San Banago, « pointe » de la pyramide atlantéenne dont les quatre autres rochers définissent la base.

[12] « Il est dit qu'ils doivent se manifester de nouveau sur la terre à la fin du cycle : ce sont les deux "témoins" dont il est parlé au chapitre XI de l'Apocalypse. » (Peut-ètre ces deux témoins doivent-ils s'entendre, d'abord, de la manifestation particulière des traditions abrahamiques – le christianisme étant identifié à Hénoch, et le judaïsme et l’Islam à Élie et El-Khidr qui appartiennent en effet à la même « famille spirituelle ». Et ceci, sans doute, dans le cadre de la fonction du Mahdi.)

[13] « Il incarne en quelque sorte la nature du "feu philosophique", et l'on sait que, d'après le récit biblique, le prophète Élie fut enlevé au ciel sur un "char de feu ; ceci se rapporte au véhicule igné (taijasa dans la doctrine hindoue) qui, dans l'être humain, correspond à l'état subtil (voir L'Homme et son devenir selon te Vedânta, chap. XIV). »

[14] « Voir L'Homme et son devenir selon le Vêdânta, chap. I. — Rappelons aussi, au point de vue alchimique, la correspondance du Soleil avec l'or, désigné par la tradition hindoue comme la "lumière minérale" ; "l’or potable" des hermétistes est d'ailleurs la même chose que le "breuvage d'immortalité" qui est aussi appelé "liqueur d'or" dans le Taoïsme. » Et comment ne pas voir dans ce symbole solaire… et gaulois par excellence : le coq d'or rouge qui battit des ailes lorsque le Khalife EI-Mamûn penetra dans la « Chambre du Roi », le gardien de la « Coupe sainte » provençale, dont il parachève le mystère...

[15] « Voir Le Symbolisme de la Croix, chap.IX. »

[16] Si la descente de la Jérusalem céleste s'effectue bien sûr selon l'axe vertical que nous savons, cette quadrature du cercle est déjà virtuellement représentée dans la géographie sacrée française, par les quatre « pierres d'angle » où passe notre « spirale involutive », attendant de se fixer.

[17] Jean Markale, Carnac et l'énigme de l'Atlantide.

[18] Cf. R. Guénon, L'Erreur Spirite, éd. Traditionnelles, Deuxième Partie, chap. VI, « La réincarnation ».

[19] Lettre de Guénon à Renato Schneider, du 13 septembre 1936.

[20] P. Chacornac, La Vie simple de René Guénon, éd. Traditionnelles, 1958.

[21] Cf. Etudes sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, t. I.

[22] La France Antimaçonnique, 14 août 1913.

[23] Ibid., 20 novembre et 4 décembre 1913 ; repris dans Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, t. I.

[24] Ce qui n'exclut nullement une autre acception de ce symbolisme, en rapport cette fois avec les Kerubim, « les "tétramorphes" synthétisant en eux le quaternaire des puissances élémentaires », et qui réfèrent directement, eux aussi, à l'état primordial.

[25] Reprise dans Le Théosophisme, histoire d'une pseudo-religion.

[26] Pseudonyme de Charles Nicoullaud.

[27] Fraternité que l'on peut rapprocher, avec Paul Chacornac (Le Comte de Saint-Germain, éd. Traditionnelles), de la « Germanie symbolique des Rosicruciens qui, selon Michel Maier, "n'est pas le pays géographique connu sous ce nom, mais bien la terre symbolique qui contient les germes des roses et des lys, l'endroit où ces fleurs poussent perpétuellement, jardins philosophiques dont aucun intrus ne connaît l'entrée" (Themis Aurea, chap. III [...]). On pourrait également envisager un rapprochement avec le Saint-Empire romain germanique qui fut, pendant plusieurs siècles, la forme même de la chrétienté, et dont Dante s'est fait le théoricien dans son De Monarchie [...]. » Quant à la rencontre de l'Égypte avec cette Germanie à la fois symbolique et impériale, ne serait-elle pas figurée par le Thébain saint Maurice, patron du Saint-Empire ?...

[28] La Vie simple de René Guénon.

[29] Les épisodes apparemment fantastiques d'initiations dans les pyramides que l'on associe à la geste flamboyante du « Grand Cophte » en revêtent un sens symbolique intéressant, toujours en relation avec l'Égypte « hermétique ». Non moins significatif, le rôle manifestement néfaste joué dans la carrière de Cagliostro par Malte et ses Chevaliers — héritiers lointains et alors bien indignes, de l'Ordre du Temple...

[30] Èd. Dorbon Aîné.

[31] Le Voile d’Isis, janvier 1931 ; repris dans Le Théosophisme, histoire d’une pseudo-religion

[32] Pierre Geyraud, Les Sociétés secrètes à Paris, éd. Émile-Paul frères, 1938.

[33] La suite prouvera que ce reflet était une inversion. Et peut-être était-ce là ce que Guénon voulait faire dire à l'oracle...

[34] Qui évoque curieusement la « Garde de Fer » du Roumain Codreanu, également riche d’arrière-plans forts suspects comme nous l'avons vu.

[35] « Le langage secret de Dante et des "Fidèles d'Amour" », Le Voile d'Isis, février 1929 ; repris dans Aperçus sur l'ésotérisme chrétien.

[36] En fait, cette façon de parler est bien impropre, puisqu'en dehors de l'état humain auquel seul peut être appliquée la succession temporelle, il ne peut plus s'agir que d'une succession « causale », dans laquelle tous les états sont envisagés en simultanéité. Mais l'emploi d'un tel symbolisme temporel est rendu indispensable précisément par les conditions de notre état d'existence ; faute de quoi ce genre de considérations deviendrait tout à fait inintelligible.

[37] « Nous disons seulement le point le plus voisin, parce que, si la perfection d'un état individuel avait été effectivement atteinte, l'être n'aurait plus à passer par un autre étal individuel. »

[38] « La fonction de René Guénon et le sort de l'Occident », dans le numéro spécial des Études Traditionnelles consacré à Guénon (juillet-août-septembre-octobre-novembre 1951).

[39] La première alors même qu'il était encore à Paris.

[40] La Gnose, décembre 1911-janvier 1912 ; repris dans les Études Traditionnelles, février 1936.

[41] « C'est ainsi que je me risque à traduire le terme Qutb, pluriel Aqtâb, quoique ce mot se rende ordinairement par "Pôle". Je le compare au "Shang" chinois, qui signifie : a) Montagne, b) Pôle, c) Maître spirituel. On peut encore faire d'autres comparaisons avec le terme sanscrit Mérou. »

[42] Degré initiatique dans lequel l'être s'établit et qui constitue une acquisition définitive, par opposition au hâl, représentant un état transitoire que l'initié ne maîtrise pas.

[43] « Kidr est un personnage aussi mystérieux qu'important dans l'ésotérisme musulman. Il joue souvent auprès des plus grands saints le même rôle que Gabriel auprès du Prophète d'Allah. Il est l'Océan de la science ésotérique. On le représente comme le distributeur des eaux de la vie et de l'immortalité, et son nom est lié à l'universel et important symbole du poisson. Sa légende se trouve dans le Qôran, chap. XVIII, vv 64 à 82. »

[44] Cf. Initiation et Réalisation spirituelle.

[45] Analogiquement, on pourrait dire que la fonction du Pôle constitue une « universalisation » de celle exercée par l'éon à l'égard d'une forme traditionnelle déterminée.

[46] Ceci explique en même temps certaines mises en garde du Pôle, auxquelles Guénon fait allusion à la fin du Roi du Monde. (On craignit en effet en haut lieu que le livre ne nuisît indirectement à certaines actions positives ayant à l'époque pour cadre... Rennes-le-Château.) Mais il est inutile d'ajouter que ces légères divergences dans l'approche des mystères eschatologiques furent sans aucune conséquence. Précisons en outre que la « rupture de relations épistolaires » avec certaine personnalité hindoue, évoquée dans la biographie de Guénon par Paul Chacornac, à propos d'une expérience de psychométrie, est purement illusoire. Le statut spirituel de Guénon le dispensait de toute façon de recevoir par courrier les informations utiles à son œuvre ou à son action !

[47] L'Imagination créatrice dans le soufisme d' Ibn' Arabî, éd. Flammarion, 1958.

[48] Ce rôle d'El-Khidr ne s'oppose nullement à celui, suggéré plus haut, de l'entité connue comme « le comte de Saint-Germain ». Rien n'empêchait en effet qu'il y eût, par rapport à l'« individualité Guénon », conjonction d'influences ou encore, en se plaçant à un point de vue plus élevé, polarisation d'une même fonction spirituelle en deux manifestations complémentaires ou plutôt hiérarchisées (El-Khidr occupant un rang » évidemment supérieur à celui du « comte de Saint-Germain »).

[49] Repris dans Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, t. I.

[50] Cf. Les Dossiers H consacrés à René Guénon, éd. L'Age d'Homme, Lausanne, 1984.

[51] Cf. Jean-Pierre Laurant, Le Sens caché dans l'œuvre de René Guénon, éd. L'Age d'Homme, 1975.

[52] Dont le nomen rnysticum était Orsone (l'ours en mode subtil), et qui relevait du courant contre initiatique majeur d'Oxxa.

[53] Dans La Chaîne d'Union de janvier 1946, par exemple, paraissait une note du F Jules Boucher reprenant ces très anciens racontars, ce qui n'avait rien de trop étonnant, étant donné ses relations avec le Martinisme.

[54] Cf. entre autres : Éliphas Lévi, Histoire de la Magie, éd. Guy Trédaniel ; Maurice Barrès, La Colline inspirée ; Maurice Garçon, Vintras, hérésiarque et prophète, éd. Émile Nourry, 1928. Et également, sur Boullan, le numéro spécial des Cahiers de la Tour Saint-Jacques consacré à Huysmans (1963), les Études Carmélitaines sur Satan (1948), et sur Élie (1956, t. II).

[55] Chap. X.

[56] Éd. Chacornac.

[57] Bibliothèque des Sciences Ésotériques, avril 1912.

[58] Le Sphinx (René Guénon), La France Antimaçonnique.

[59] Cf. Revue Internationale des Sociétés Secrètes, 1er décembre 1930, compte rendu du Siphra di-Tzeniutha, traduit par Paul Vulliaud. (Réédité en 1977 par les Éditions Orientales, Paris.)

[60] Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, t. I.

[61] Cf. Marie-France James, Ésotérisme, Occultisme, Franc-Maçonnerie et Christianisme aux XIXe et XXe siècles.

[62] L. Fry, Léo Taxil et la Franc-Maçonnerie (British-American Press, Chatou), publié par les « Amis de Mgr Jouin », et dont on remarquera la maison d'édition, inattendue pour ces habituels contempteurs de la judéo-maçonnerie et des Anglo-Saxons... (Cf. Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, t. I.)

[63] Ibid.

[64] Le Voile d'Isis, mai 1932. Cf. Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, t. I.

[65] Cf. Marie-France James, op. Cit.

[66] Études Traditionnelles, janvier-février 1949 ; repris dans Comptes rendus, éd. Traditionnelles. Détail « amusant » : les allongements successifs et en quelque sorte involontaires que Frank-Duquesne avait fait subir à son texte avaient porté le nombre de pages de ce numéro des Etudes Carmélitaines à 666 exactement ! D'autre part, après le compte rendu de Guénon dans les E .T., il lui envoya « une lettre de huit grandes pages dactylographiées, qui n'est d'un bout à l'autre qu'un tissu d'injures d'une inconcevable grossièreté. C'est là un document "psychologique" peu ordinaire et des plus édifiants [. ..]. » Le 12 juin 1950, enfin, Guénon écrivait à son traducteur brésilien F.-G. Galvâo : « Depuis ma deuxième réponse, cet individu s'est tenu tranquille et n'a plus réagi de nouveau ; en se voyant désapprouvé par à peu près tout le monde, il a peut-être fini par comprendre qu'il ferait mieux d'être plus prudent. Je viens de voir, dans une revue belge, un programme de conférences d'un groupe "radiesthésiste" où son nom figure à côté de celui d'occultistes de l'espèce la plus suspecte ! »  

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