[L’Ordre des Jésuites
fut fondé après une messe dans l’église de Montmartre le 15 août 1534 par saint
Ignace de Loyola, venu étudier à l’université de Paris, et six compagnons.
Naissance chargée de sens puisque, outre le méridien, le symbolisme de Paris s’articule
autour de deux sites parfaitement complémentaires : l’ile de la Cité –
origine de la ville et vaisseau isiaque – et Montmartre, le mont de Mars devenu
grâce à Denis, Rustique et Eleuthère, le mont des Martyrs –c’est-à-dire ceux
qui ont combattu dans le bon combat. […]
nous l’avons dit, le rôle [des jésuites] à l’égard du Sacré-Cœur peut se
comparer, en mode mineur, à celui des templiers vis-à-vis du graal – celui de
la Compagnie du Saint-Sacrement s’assimilant, nous l’avons vu également, au
cercle plus intérieur de la « Massenie ». Ainsi s’explique l’étonnante
similitude entre la chute des templiers et la suppression des jésuites.]
Après l'affaire des templiers, la « neutralisation » du
spirituel par le temporel connut un autre épisode avec la suppression de la
Compagnie de Jésus, partageant avec l'Ordre du Temple la « supranationalité »
et le privilège de ne relever que du pape, pour ne rien dire des influences
islamiques mises en lumière par Guénon à propos des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola. En bref, elle
gênait fort l'Adversaire, qui redoublait d'une sombre ardeur à l'approche d'une
nouvelle et redoutable échéance : la Révolution française.
Sur un plan anecdotique, on reprit dans l'attaque contre les
jésuites des éléments de « décor » qui avaient déjà servi lors de l'affaire des
templiers, et dont l'effet était garanti ; il y avait eu un « trésor des
templiers », qui n'a d'ailleurs pas fini de faire rêver les naïfs, il y aurait
donc cette fois l'« or des jésuites », censément extrait de mines secrètes (et
imaginaires) du Paraguay... Mais il fallut en rabattre, et à défaut de trésor
fabuleux, on se « contenta » des propriétés de la Compagnie. Renouvelant le
coup de force de Philippe le Bel, le Premier ministre Pombal, au Portugal, fit
arrêter tous les jésuites et saisir leurs biens, le 19 janvier 1759.
Mais en fait d'analogies frappantes avec le procès des
templiers, sait-on que le coup fatal, en France, fut porté aux jésuites par
l'un des leurs, qui servit d'agent provocateur, selon une méthode déjà éprouvée
quatre siècles et demi plus tôt. De même l'autorité spirituelle, représentée en
l'occurrence par Clément XIV, s'inclinera, à son corps défendant, face aux
pressions du pouvoir temporel, en promulguant un bref aussi ambigu que les
bulles de Clément V. Par une exception probablement unique en effet, le pape
n'osa y mettre la clause motu proprio,
et pas davantage la mention d'une consultation du Sacré Collège... qui de fait
n'eut jamais lieu. Ajoutons que des ennemis des jésuites se rencontraient
jusqu'au Vatican, alors « infiltré » par ces jansénistes qui allaient servir de
vecteur à l'envahissement de l'empirisme anglais, fruit de cet « esprit de la
Renaissance » que Florence et Venise en particulier avaient distillé dans toute
l'Europe tel un poison subtil, et qu'une saute de vent renvoyait ainsi
d'Angleterre en Italie ! (La malice des choses poussa très loin l'analogie
entre le XVIIIe siècle et le XIVe, puisque le jansénisme, à y bien regarder,
était en somme l'héritier du faux catharisme si hostile, jadis, aux
templiers...)
La différence avec le procès des templiers tient cependant à
ce que le roi de France fut beaucoup plus victime de son entourage que coupable
lui-même [1]. Louis XV en effet rejeta le bannissement et éteignit toutes les
procédures criminelles contre les jésuites, et la France, d'autre part, fut ici
« accompagnée » et même précédée par le Portugal où l'influence
anglaise était prépondérante, et où le sinistre marquis de Pombal, formé à
Londres, se fit le persécuteur inique des jésuites au nom de l'idéologie des «
Lumières ». Il en fit tant, et si maladroitement, que Voltaire lui-même
s'offrit le luxe de condamner « l'excès de l'atrocité […] joint à l'excès du
ridicule ». Il est vrai que le « philosophe » lusitanien venait de faire bruler…
pour hérésie, un vieillard de soixante-quinze ans ! En Espagne, le premier
ministre d'Aranda, ami reconnu cette fois du même Voltaire (« Bénissons le
comte d'Aranda ! »), ne voulut pas être en reste. Avec l'aide de quelques
complices parmi lesquels Vásquez, général des augustins et janséniste, il
réussit à circonvenir le pieux Charles III, en s'aidant de faux à l'occasion.
Ayant enfin arraché au roi sa signature, au bas du décret d'expulsion de tous
les jésuites d'Espagne et de son empire, Aranda procéda à l'exécution avec la
même discrétion et la même efficacité que Pombal et leur « modèle » Philippe le
Bel : «Les autorités espagnoles sur tous les continents reçurent des plis
scellés, contenant les ordres d'expulsion immédiate, qu'elles ne devaient
ouvrir qu'à la date prévue. Toute désobéissance des responsables serait punie
de mort. On fit si bien que l'expulsion tomba sur les jésuites de manière
entièrement inattendue, le même jour et, avec de très légères différences, à la
même heure, dans tous les collèges et maisons professes, d'abord en Espagne
puis en Amérique [2] !
Les trois Bourbons eurent donc la main forcée par leurs
ministres, beaucoup plus que Philippe le Bel ne l'avait eue par ses
conseillers. Ce qui n'empêcha évidemment pas le pape Clément XIII de s'élever
vigoureusement contre ces injustices flagrantes, et en des termes qui
rappellent irrésistiblement la lettre adressée par Clément V au roi de France
le 27 octobre 1307. Ainsi écrivait-il à Charles III dans le bref Inter acerbissima : « Toi aussi, mon
fils, toi Roi Catholique, tu devais
être celui qui remplirait le calice de nos amertumes et pousserait dans le
sépulcre notre vieillesse infortunée, sous le deuil et les larmes ! » Son
successeur Clément XIV, âgé et malade, fut victime quant à lui des plus
brutales pressions, le procureur de Castille José Moñino reprenant le rôle de
Nogaret. « Rien ne fut épargné au pontife des menaces religieuses les plus
graves, écrit J. Dumont : menace de suppression et expulsion générale des
ordres religieux, menace d'indépendance totale des évêques par rapport au Saint
Siège, menace de schismes nationaux. Le pape tentait de faire excuser ses
dilations par ses maladies et montrait, dénudés, ses bras couverts d'herpès.
Mais Moñino, impitoyable, "s'occupait, comme il le disait, à inspirer au
Pape la terreur qui convenait absolument". En août 1773 la dernière résistance
fut emportée par une menace d'occupation militaire immédiate. »
Le parallèle avec l’affaire des templiers s’imposait
décidément : « la suppression de l’Ordre du Temple, comme celle de la
Compagnie de Jésus, fut le résultat d’imputations calomnieuses, manœuvres et
violentes pressions du pouvoir royal gallican sur le Saint Siège (pour les
jésuites avec le concours capital des pouvoirs royaux portugais et espagnols).
Dans les deux cas, on sent chez les régalistes et antipontificaux le désir de
liquider physiquement les serviteurs du pape pris au piège. [...] Désormais le
parallèle est total. De même que Philippe le Bel a obtenu, de la faiblesse du
pape Clément V, la suppression de l'Ordre du Temple et la condamnation à la
prison perpétuelle des hauts dignitaires de l'Ordre (1311-1313), Moñino obtient
de la faiblesse de Clément XIV, après l'extinction de la Compagnie de Jésus, la
mort lente de ses chefs en prison. La seule différence est [...] que Moñino,
moins grossièrement féroce que le gallican, ne s'arrange pas pour les faire
périr dans les flammes [...]. »
Ce parallèle le laissait prévoir : si la violence ouverte fut
le fait des Portugais et des Espagnols (qui la désavouèrent d'ailleurs quelques
années plus tard) c'est néanmoins en France (comme il se doit...) que se joua
la partie décisive, eu égard, surtout, à ses conséquences. Le Parlement, tout
aussi illégitimement, y reprit le rôle de faussaire et de manipulateur de
l'opinion jadis tenu par les légistes, en montant de toutes pièces, grâce à la
littérature antijésuitique, un acte d'accusation aussi volumineux que
burlesque. Aux termes de l'arrêt rendu le 6 août 1762 par le Parlement de
Paris, les jésuites sont en effet condamnés
comme « fauteurs de l'arianisme, du socinianisme, du sabélianisme, du
nestorianisme [...], des luthériens et calvinistes [...], des erreurs de Wiclef
et de Pélage, des semi-pélagiens, de Faust et des manichéens […], et comme
propagateurs d'une doctrine injurieuse aux saints Pères, aux apôtres et à
Abraham » ! Bref, à en croire ce factum, il n'était aucune hérésie que la
Compagnie de Jésus n'eût professée à la notable exception du jansénisme, dont
étaient en revanche suspects nombre de ses accusateurs, parmi lesquels les
bénédictins dévoyés des Blancs-Manteaux à Paris.
Comme l'écrivait d'Alembert à Voltaire le 4 mai 1762, «les
Parlementaires [il eût mieux dit : les jansénistes] croient servir la Religion,
mais ils servent la raison sans s'en douter ; ce sont des exécuteurs de la
haute justice pour la philosophie, dont ils prennent les ordres sans le
savoir... ».
La perte des jésuites fut en effet programmée de longue date
par le clan de la Pompadour (protectrice comme l'on sait des Encyclopédistes),
fort du cardinal de Bernis (également franc-maçon) et surtout de Choiseul, dont
l'instrument conscient fut sans doute le jésuite (... et franc-maçon) Laugier, l’agent
provocateur, le traître évoqué il y a un instant,et qui avait manifestement
pour mission de rallier Louis XV à la cause des ennemis de la compagnie. En
1754 donc, ce fut Laugier - auteur deux ans auparavant d'un Essai sur l'Architecture, et qui
écrirait aussi une Histoire de Venise
- qui prêcha le Carême devant le Roi, dans la chapelle de Versailles. Il le fit
avec une rare véhémence (tout à fait contraire à son tempérament...), osant
s'en prendre à la légèreté de Louis XV, à son indécision et, alors que les
relations de ce dernier avec le Parlement traversaient une phase critique, il
pressa le souverain de dissoudre cette institution fût-ce au prix du sang !
Cette provocation valut à ce singulier jésuite d'être rappelé à Lyon par ses
supérieurs, mais Laugier avait déjà demandé à quitter la Compagnie de Jésus
pour l'Ordre des Bénédictins [3]. Et il l'avait demandé à un... parlementaire
et franc-maçon, Jean-Baptiste de la Curne de Sainte-Palaye, historien des
troubadours, et à l'un de ses amis romains, le cardinal Passionei, secrétaire
aux Brefs pontificaux qui — quelle coïncidence — était justement le grand responsable
de la lutte contre les jésuites et s'était abaissé, disait-on, à collaborer
avec les libellistes italiens aux gages du marquis de Pombal. Curieuses
relations pour un défenseur aussi zélé que maladroit de la cause de la
Compagnie. Et ce qui achève de donner à l'affaire une très mauvaise odeur,
c'est la protection dont il bénéficia de la part du clan Pompadour, Choiseul
ajoutant à son bénéfice ecclésiastique le poste d'éditeur de la Gazette de France. Mais c'était peu cher
payer en vérité cet artificier qui avait fait exploser sa mine au moment
opportun.
La voie était libre, la fausse « Europe des Lumières »
triomphait de cette authentique organisation supranationale qu'était la
Compagnie de Jésus, alors fer de lance de la chrétienté et dont le royaume
n'était pas de ce monde. Rabaissant toutes choses à la mesure de leur
compréhension... enténébrée, les « philosophes » n'y voyaient qu'un « État dans
l'État ». D'Alembert [4], dont on a déjà mesuré le cynisme, s'explique très
clairement sur cet enjeu véritable dans son essai (anonyme) Sur la destruction des jésuites en France,
et cela dès sa dédicace à un non moins anonyme conseiller au Parlement en qui
il n'est pas difficile de reconnaître La Chalotais : « En excitant contre
la Société le zèle des Magistrats, vous n'avez pas négligé de fixer leur
attention éclairée sur tous les hommes qui auraient eu avec cette Société
ultramontaine certains traits de ressemblance, et qui, vêtus de noir, de gris
ou de blanc, reconnaîtraient comme elle, au sein de la France, une autre patrie
et un autre Souverain. » Les jésuites représentaient la tête de l’hydre
cléricale, et c’est pourquoi ils furent visés. (« Une fois que nous aurons
détruit les jésuites, nous aurons beau jeu contre l'Infâme », assurait
Voltaire.)
Le triomphe du « patriotisme philosophiques » [5] sur
« l'engeance monastique » connut les lendemains auxquels on pouvait
s'attendre: puisque, comme l'a dit le poète dramatique autrichien (et
authentique rosicrucien) Franz Grillparzer (1792-1872), « le chemin qui va de
l'humanité à la bestialité passe par la nationalité ». Les atrocités
révolutionnaires et les boucheries napoléoniennes n'y contredisent pas,
achevant dignement le processus entamé avec Philippe le Bel.
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[1] Louis XV « le Bien-Aimé », bénin et secourable, à la fin
victorieux de ses faiblesses dans le secret inviolé de son âme, et dont il
importe de réhabiliter la sainte mémoire, était aussi éloigné de Louis XIV que
pouvait l'être Louis XIII. (On lira avec profit le beau Louis XV de Paul del Perugia, éd. Albatros, 1976.)
[2] Cf. Jean Dumont, La
Révolution française ou les prodiges
du sacrilège, éd. Criterion, 1984.
[3] Il s'agissait en fait d'un moyen fréquemment utilisé pour
devenir prêtre séculier, l'agrégation à un autre ordre constituant ici une
fiction légale. Dans le cas de Laugier, le « choix » des bénédictins
(vraisemblablement jansénistes) était en outre lié au bénéfice du prieuré de
Saint-Sauveur-de-Ribauté...
[4] Rédacteur, on le sait, du Discours préliminaire de l'Encyclopédie. Celle-ci reprenait le
projet de la Société Royale anglaise, et livrait des techniques qu'il n'était
possible d'acquérir jusque-là qu'à travers un long apprentissage et
l'initiation au sein d'une confrérie. Aussi a-t-on pu dire que « le processus
consistant à organiser la production en la plaçant sous le contrôle centralisé
du gouvernement, processus que Colbert avait amorcé avec sa législation
anti-corporatiste (et avec l'institution des académies) s'achevait avec les
planches de l'Encyclopédie ». (J. Rykwert, op.
cit.) Une « marque » des influences très suspectes qui présidèrent à cette œuvre
se découvre tout simplement dans son frontispice, allégorie à plusieurs
personnages où la Raison couronnée s'efforce d'ôter le voile de la Vérité
tandis que la Théologie agenouillée tourne le dos à cette dernière...
Représentation offrant une compromettante similitude avec celle qui orne la
chapelle napolitaine de la Pietatella,
propriété du très inquiétant Raimondo di Sangro, prince de Sansevero,
personnage clef de la subversion napolitaine, « déiste » à l'anglaise,
franc-maçon, « alchimiste », ami, voire inspirateur, de Piranèse, dont les
cauchemars pétrifiés préfigurent le surréalisme, et de Vico — le contrefacteur
de la doctrine des cycles, et qui exerça une certaine influence sur l'idéologie
française des Lumières à travers la méthode comparatiste de Montesquieu, dont L'Esprit des Lois porte sa marque.
Ajoutons pour faire bonne mesure que R. di Sangro est bien connu des
occultistes pour une très sombre affaire de « zombis » importés des
Antilles...
[5] Le pseudo-universalisme dissolvant des « Lumières » n'en
usait pas moins à l'occasion de toutes les ressources subversives de l'idée de
nation !
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