L’assimilation du royaume de France
au royaume de Juda est la plus connue mais non point la seule
référence biblique fondant la mission spécifique de notre pays.
Certains exégètes n'ont pas manqué d'établir un très judicieux
rapprochement entre la Gaule et la Galilée, où le Christ ressuscité
donne rendez-vous à ses apôtres. (Et sans parier du coq — gallus
— dont nous verrons bientôt à quels événements correspondent
les chants, accompagnant le triple reniement de Pierre...) Mais il
est une autre mention plus secrète : cette cité d'Emmaüs vers
laquelle cheminent les deux pèlerins (l'Église et la vraie
Synagogue), rejoints par le Christ qu'ils reconnaîtront seulement à
leur arrivée dans le village, lorsque Notre Seigneur, renouvelant le
rite du Cénacle, bénit et rompt le pain à leur table. C'était le
dimanche suivant la Crucifixion, dans la soirée,
symbolisant la fin d'un cycle. L'Église fait mémoire de leur
supplique, dans son Office du soir :
Mane nobiscum, Domine,
Alleluia
Quoniam advesperascit,
Alleluia.
« Demeurez avec nous,
Seigneur,
Alleluia Car il se fait
tard, Alleluia. »
L'identification virtuelle d'Emmaüs à
la France fut actualisée le dimanche 27 juillet 1214 dans la
plaine de Bouvines, en Flandre, sur les confins septentrionaux du
royaume. Le roi Philippe Auguste, méditant sur la proche bataille,
« parcourait lentement, à cheval, la campagne, entouré de
douze de ses preux.
« Désirant se reposer un peu, il
descend de cheval, et se retire dans une chapelle, près de la
rivière, petit affluent de la Lys. On lui apporte du pain et du vin.
Le roi mange une bouchée de pain trempée dans le vin. Puis
s'adressant aux douze : "S'il n'y a nul de vous qui pense
mauvaiseté et tricherie, qu'il ne s'approche mie." Les barons
pressent le roi et l'assurent de leur loyauté. Poussé alors par on
ne sait quelle inspiration, refaisant le geste du Christ, il tend à
chacun d'eux un morceau de pain trempé dans le sang de la vigne.
« Sentant que quelque chose
d'extraordinaire se passait, tous le prennent avec recueillement.
Symbole et presque sacrement, représentation des douze apôtres qui,
"avec Notre Seigneur burent et mangèrent", cette Cène
laïque était un pacte scellé entre le roi et ses preux. [2]
II s'agissait en fait de bien autre
chose que d'un pacte féodal, fût-il ainsi sacralisé : c'était le
transfert dans le royaume de France de l'archétype de la Terre
sainte, que l’on célébrait. Nous évoquions à l’instant le
chant du coq (gaulois) ponctuant les reniements de Pierre, et fondant
par là même, face aux futures défaillances de Rome, le rôle
secrètement « compensateur » de la Fille ainée de
l’Eglise. Saint Marc [3] nous apprend que le coq chanta deux fois.
Dans l’éternel présent où la prophétie coïncide avec
l’évènement qu’elle annonce, abolissant le voile d’oubli
tissé par les siècles, le coq chante la première fois pour saluer
la nouvelle Terre sainte, lieu du Retour glorieux du Christ. Et c'est
bien sûr en l'honneur de celui-ci qu'il chantera pour la seconde
fois.
Le dimanche est le jour du Seigneur, et
comme le rappelle Georges Duby [4], il convient de garder le temps
dominical des trois souillures de l'argent, du sexe et du sang
répandu. Dès 1027 a été édictée la règle selon laquelle nul ne
doit attaquer son ennemi entre la dernière heure du samedi et la
première heure du lundi. Cette trêve (bienheureux âges barbares »
!) sera bientôt étendue, en mémoire de la Passion du Christ, aux
jeudi, vendredi et samedi de chaque semaine. « Or, le dimanche 27
juillet 1214, des milliers de guerriers transgressèrent l'interdit.
Ils se battirent, et furieusement, celui d'Allemagne et celui de
France. Chargés par Dieu de maintenir l'ordre du monde, sacrés par
les évêques, à demi prêtres eux-mêmes, ils auraient dû mieux
que personne respecter les prescriptions de l'Église. Ils osèrent
pourtant s'affronter ce jour-là, appeler aux armes leurs compagnons,
engager un combat. Non point une simple escarmouche, mais une
bataille, une vrai. C'était, de surcroît, la première bataille
qu’un roi de France se risquait à livrer depuis plus d’un
siècle. Enfin, la victoire que Dieu donna à ceux qu'il aimait fut
éclatante, plus que toutes celles dont on pouvait se souvenir. Un
triomphe digne de César ou de l'empereur Charles des chansons. Pour
toutes ces raisons, les champs à moitié moissonnés de Bouvines
furent ce jour-là le lieu d'un événement mémorable [5]. »
Saint Louis, le futur « roi du Graal
», venait de naître, et le surnom d'Auguste donné à son
grand-père sous-entendait certaine prétention à l'Empire contre
les Allemands. (Prétention dont la légitimité concernait la seule
sphère des archétypes.) Une chanson de geste composée vers 1137,
Le Couronnement de Louis, affirmait déjà que « Rome est de
droit au roi de Saint-Denis » — ce que confirmait là encore
symboliquement l'origine du labarum de Constantin. Sur un plan
plus contingent, des mariages paraissent renforcer cette
revendication au nom du sang (qui ne font en réalité que conforter
la cohérence symbolique, sans pour autant fonder de droit «
politique ») : celui de Charlemagne coule dans les veines de
Philippe Auguste, moins pur pourtant que dans celles de son fils aîné
le prince Louis, père de Saint Louis, qui le tient de sa mère et
première femme de Philippe, la Carolide Isabelle de Hainaut.
« Incontestablement issu des plus
lointains mérovingiens, eux-mêmes présentés par tout un réseau
de légendes amplement diffusées comme les descendants des Troyens,
c’est-à-dire des fondateurs de Rome, le Capétien est voué à
dominer le monde. On entend, au seuil du XIIIe siècle, les
professeurs des écoles parisiennes, que Philippe écoute et protège,
proclamer très haut que la Providence a voulu transporter d'abord de
la Grèce à Rome, puis de Rome à Paris le haut lieu du savoir. Le
roi vieillissant qui mène à Bouvines l'armée de Dieu n'est pas
moins persuadé que le mouvement de l'histoire, par une analogue
translation, le destine avant tous les autres à terrasser l'hérésie
et à maintenir dans l'ordre divin toute la chrétienté catholique
et romaine.
« La personne de Philippe,
lieutenant des puissances célestes, et cet objet sacré, l'oriflamme
que l'on tient devant lui pour signifier la présence à ses côtés
de saint Denis, protecteur du royaume, constituent, sur l'échiquier
qu'est Bouvines, le centre unique du camp des blancs [6] »
A ses côtés, la France féodale, en
ce jour réunie, avant que la misère des temps n'amène son lot de
corruptions et de subversions. Mais prenons-y garde, il s'agit de la
France du Nord, vouée au Grand Œuvre royal — et qui en
cette occurrence, affirme avec éclat ses prérogatives, justifiant
sa supériorité relative (et temporaire) sur la France du Midi,
héritière de l'Empire. Le personnage clef de la bataille est un
templier « déguisé » en hospitalier, frère Guérin, futur évêque
de Senlis, et qui, depuis le couronnement de Philippe, l'a
constamment aidé de ses conseils et de ses armes, en technicien de
l'art militaire.
En face, bien qu'il soit absent du
champ de bataille, le roi d'Angleterre Jean sans Terre, le dernier
fils d'Henri Plantagenêt et d'Aliénor d'Aquitaine, mais qui n'a
hérité que l'ombre de leur fonction : traître à son père et
à son frère Richard Cœur de Lion, cruel, luxurieux, « Jean sans
Terre a violé sans cesse tous les interdits de la morale chrétienne
et de l'éthique chevaleresque. Rejeton de Mélusine, porteur d'un
sang diabolique, on le dit pourri de l'intérieur, possèdé, rendu
fou par sortilèges et maléfices. Pour l'Anglais Fougues Fitz-Warin
"le roi Jean fut homme sans conscience, mauvais, contrarieux et
haï de tous bonnes gens [...]" [7]. » Il est demeuré quatre
ans excommunié, et vient tout juste de se réconcilier « de bouche
avec le pape. S'il n'est pas physiquement présent à Bouvines, il
n’en tire pas moins les ficelles, les quarante mille marcs d'argent
distribués en son nom ayant pesé d'un grand poids - ciment lui
aussi très symbolique su « camp des noirs »... Otton de
Brunswick, son neveu, est là, avec pour enseigne une aigle dorée
sur un dragon attachés à une haute perche. Superbus et stultus,
sed fortis, « orgueilleux et bête, mais courageux »,
dit de lui la Chronique d'Ursperg. Doublement usurpateur
aussi... Après dix ans de lutte contre le légitime roi d'Allemagne,
le Hohenstaufen Philippe de Souabe, il a profité de l'assassinat de
ce dernier en 1208 pour s'emparer du trône avec l'aide, là encore,
de l'argent anglais. Puis il est descendu se faire sacrer empereur en
Italie. Trahissant aussitôt le Saint-Siège, cet autre descendant de
Mélusine sera excommunié deux fois, en 1210 et 1211, et à
Bouvines, il l'est toujours. Sur les conseils de Philippe Auguste, le
pape a fait élire en Allemagne en 1213 Frédéric de Hohenstaufen,
et c'est donc un empereur excommunié et déposé qui, appâté par
les deniers anglais, va combattre Philippe Auguste : le descendant de
Mélusine contre celui de Charlemagne...
La bataille aura lieu près de la
frontière avec l'Empire, autour d'un pont très symbolique et «
assez près d'une petite chapelle qui était fondée en l'honneur de
Monseigneur saint Pierre ». Philippe Auguste y pria lorsque l'ost
ennemi attaqua. « Quand il en sortit, il se fit armer
hâtivement, puis sauta au destrier
allègrement et en aussi grande liesse que s'il dût aller à une
noce ou à une fête où il eût été invité »
Avant le combat, il tint à ses gens
ces propos ou l'exaltation « nationaliste » n'avait aucune
part, mais où seul comptait le service de Dieu :
« Seigneurs barons et chevaliers,
notre confiance et notre espérance sont toutes mises en Dieu. Otton
et tous les siens sont excommuniés de notre père l'Apostole pour ce
qu'ils sont ennemis et détruiseurs des choses de sainte Église. Les
deniers qui leur sont administrés et dont ils sont payés, sont
acquis des larmes des pauvres et des rapines des clercs et des
élises. Mais nous sommes chrétiens et usons de la coutume de sainte
Eglise, et bien que nous soyons pécheurs comme autres hommes,
toutefois nous nous soumettons à Dieu et à sainte Eglise. Nous la
gardons et défendons selon notre pouvoir, c'est pourquoi nous devons
nous fier hardiment à la miséricorde de Notre Seigneur, qui nous
donnera de surmonter nos ennemis et les siens et de vaincre. » Et
levant la main il appela sur eux la bénédiction de Dieu.
Frère Guérin, « sage homme, de
profond conseil et merveilleux de prévoyance pour les choses à
venir » selon la Chronique de Guillaume le Breton, chapelain du roi,
se multiplia sur le champs de nataille, évaluant forces et
faiblesses, exhortant, donnant des ordres. Après cinq heures de durs
combats sous le soleil de juillet, plus ardent ce dimanche que les
autres jours, l'armée royale obtint la victoire. Le retour sur Paris
fut accompagné d'une liesse populaire indescriptible, qui dura
continûment sept jours et sept nuits, celles-ci aussi claires que
ceux-là à force de luminaires. Pour une bataille menée aux
extrêmes contins du royaume et qui n'avait pour enjeu la libération
d'aucun territoire, cette joie apparaît disproportionnée, sauf à
comprendre qu'en un temps où certaines réalités subtiles étaient
encore accessibles, le peuple avait senti qu'un grand événement
avait eu lieu, dans l'invisible.
Cette apothéose, pour autant, ne
relevait pas de la génération spontanée, mais venait « couronner
» un vaste processus, dont les préliminaires comme les
prolongements concernaient l'ensemble de la France, selon des
modalités propres à chaque province. Ainsi, à l'heure de Bouvines,
le prince Louis, fils de Philippe Auguste et père de Saint Louis,
guerroyait en Anjou, dans ce royaume des Plantagenêts qui, après
l'ultime éclat que lui avait conféré Richard Coeur de Lion, avait
perdu sa légitimité sous Jean sans Terre. Son rôle médiateur dans
le transfert du Graal était achevé, et un intersigne majeur allait
annoncer cette rupture : à Gisors, en cette autre « province
du Graal » qu'est la Normandie, l'orme à l'ombre duquel se tenaient
à l'accoutumée les conférences avec les Anglais, fut coupé par
les Français en 1188. Et ce n'est pas par hasard non plus si en
cette même année Guillaume de Tyr prêcha à Gisors une nouvelle
croisade, tant sont liés les thèmes du Graal — qui désormais
était en France — et de la Terre sainte, dont l'archétype allait
bientôt y être « greffé ». Quant à Gisors, n'oublions pas que
ses seigneurs primitifs, les comtes de Vexin, portaient l'emblème
sacré de la royauté française : la célèbre oriflamme rouge
(couleur du pouvoir temporel), mais semée de flammes d'or évoquant
les langues de feu du Saint-Esprit à la Pentecôte, et rappelant
ainsi l'indispensable « caution » du Spirituel. Les seigneurs de
Gisors devaient cet insigne privilège à leur qualité d'« avoués
» de l'abbaye de Saint-Denis, où l'enseigne était ordinairement
déposée. Ils marchaient donc devant le roi de France...
Le « parlement
de Gisors » de 1188 réunissait Philippe Auguste, Henri II, Richard
Coeur de Lion et une multitude de princes parmi lesquels le comte de
Bar, Henri, seigneur de Stenay - qui fut d'ailleurs le seul à partir
sur-le-champ pour la Terre sainte, où il fut mortellement blessé au
siège de Saint-Jean-d'Acre en 1190. Ce « parlement »
récapitulait en quelque sorte les deux mystères au confluent
desquels se situait la Normandie. Répétons-le en effet :la
trame extraordinairement serrée des relations entre Gisors, Domfront
et l'Angleterre, dont nous allons dire un mot, réfère directement
au transfert du Saint Graal d'Irlande en France via la
Grande-Bretagne, et tout spécialement l'Écosse. Si ce transfert fut
l'oeuvre de saint Bernard et de saint Malachie d'Armagh, son
« itinéraire » parmi les hauts lieux des îles
Britanniques avait laissé comme un sillage de lumière, ou, plus
« techniquement », de nombreux supports d'influences
spirituelles qu'il fallait intégrer à une économie providentielle
très précise, sauf à les voir subvertis par le camp adverse. Et il
ne fut pas chercher ailleurs l'explication de toutes les alliances,
de tous les conflits, de toutes les « errances »
passagères ou irrémédiables dont nous allons donner un succinct
aperçu. [...]
___________________________________
[1] Nous n'avons bien sûr pas oublié
les indications de Guénon relatives à la pierre et au pain, « ce
pain qui devait, dans la "Nouvelle Alliance", être
substitué à la pierre comme "maison de Dieu" [...) ».
[2] Louis Charpentier, Le Mystère
du vin, éd. Robert Laffont, 1981.
[3] XIV, 66-72.
[4] Le Dimanche de Bouvines, éd.
Gallimard, 1973.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
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