L'alchimie du diable [début]


L'époque moderne, caractérisée dans tous les domaines par la rupture avec la Tradition, vit la naissance et l'épanouissement du « principe des nationalités », notion totalement étrangère au Moyen Age occidental, et jusqu'à une date relativement récente, à l'Orient, avant que ce poison d'importation n'y exerce les ravages que l'on sait. Et il est bien sûr remarquable que ce principe des nationalités ait été surtout exploité contre l'Autriche, dernier vestige d'un Saint-Empire auquel Napoléon Ier, parachevant l'oeuvre de Richelieu, avait très « officiellement » donné le coup de grâce.

Dans le processus subversif qui nous mène, à une vitesse sans cesse croissante, au terme du Kali-Yuga, chaque siècle joue un rôle spécifique : le XVIIe, qui fut essentiellement marqué par la guerre de Trente Ans, vit la contre-initiation s'occuper surtout du temporel, en démembrant le Saint-Empire et en éradiquant ce qui subsistait encore de l'ordre féodal — empêchant ainsi le « cadre » social de servir de support aux influences d'En Haut. Succédant à ce premier coagula, le XVIIIe siècle vit très logiquement prédominer la phase complémentaire du solve : cosmopolitisme parodiant l'universalisme médiéval, circulation des idées (philosophiques...) furent ses grandes caractéristiques - ce qui n'empêchait nullement, on vient de le voir, que l'idée de nation héritée de la phase précédente continuât à y servir la Subversion, mais essentiellement en se dressant contre l'Autorité spirituelle, dont la « neutralisation » mobilisait l'essentiel des forces ténébreuses.

« A cheval » sur le XVIIe et le XVIIIe siècle, Pierre le Grand incarna de façon « exemplaire », pour la Russie, ces deux tendances. Son règne préfigurait ainsi le rôle final de ce pays qui, après l'Allemagne réunifiée (la Prusse était indispensable...) et bien sûr la France, constituera le troisième pôle du Saint-Empire parodique. Celui-là même qu'évoquait de Gaulle, « de l'Atlantique à l'Oural »...

Comme le souligne Jean-Marc Allemand dans Nostradamus et les tréteaux de l'Antéchrist, Pierre le Grand fut le premier tsar à couper la Russie de ses racines traditionnelles, inaugurant d'ailleurs son action subversive par un « tour d'Europe » qu'abrégea seulement une révolte matée avec la dernière férocité. Comme fruit de cette occidentalisation, les structures féodales furent remplacées par la « Table des rangs » édictant de nouvelles règles administratives et bureaucratiques, tandis que le service militaire obligatoire faisait son apparition. Le cadre de vie, bien sûr, s'harmonisa à ces tendances, et le tsar fit décorer son palais de Saint-Pétersbourg, la nouvelle capitale, avec des statues antiques venues d'Italie. Toujours dans le domaine des fastes « symboliques », il organisa, à l'occasion du traité de paix avec la Suède, une mascarade de sept jours à laquelle chacun se devait de participer sous peine d'une forte amende, et pour bien préciser ses objectifs, il avait créé avec ses conseillers un « Concile très bouffon » parodiant les cérémonies religieuses et dont les membres étaient dotés de surnoms blasphématoires. Pour couronner le tout, on donna des fêtes carnavalesques en hommage à l'âne...

Le Patriarcat fut supprimé et remplacé par le Saint-Synode, à la tête duquel se trouvait un laïc nommé par le tsar – le procureur – véritable ministre du Culte qui « suggérait » les nominations (et, sous Catherine II, se vantera d'être athée). Le secret de la confession fut aboli, les prêtres devant, sous peine de mort, dénoncer les opposants au régime. Toutes choses qui valurent à Pierre le Grand les louanges des esprits éclairés, Voltaire, comme l'on sait, lui consacrant un livre. Catherine II, grande admiratrice des « philosophes » français, poursuivra cette oeuvre antitraditionnelle, qui s'accompagnait bien sûr d'une exploitation féroce du peuple par les parvenus du régime qui avaient remplacé l'ancienne noblesse.

La Russie, disions-nous, n'était pas le seul pays où l'on s'en prît directement, alors, à l'Autorité spirituelle. Car ce fut bien, via la suppression des jésuites et la corruption de la Franc-Maçonnerie [1], le temps des attaques décisives contre Rome - les monarques, généralement « éclairés », étant trop imbus des idées nouvelles pour être autre chose que les artisans empressés de leur propre ruine. Il est d'ailleurs significatif que de cette époque, si proche de la seconde moitié du XXe siècle par bien des aspects, nos contemporains aient gardé Mozart comme figure emblématique. Au-delà du musicien réellement inspiré (au sens traditionnel du terme), dont ils méconnaissent évidemment la véritable « qualité », c'est à l'« Européen » et de surcroît franc-maçon (tel qu'ils se l'imaginent) que vont leurs suffrages.

Le « couronnement » logique, la synthèse ponctuelle de cette solidification et de cette dissolution relatives représentées par les XVIIe et XVIIIe siècles, qui avaient successivement subverti le temporel et le spirituel, fut la Révolution française, qui vit très « naturellement » le triomphe simultané du nationalisme jacobin et de l'« universalisme des Lumières — le tout en mode sinistrement parodique, et préfigurant à deux siècles de distance, un « avènement » maléfique d'une tout autre ampleur. Après cette « explosion » contre-initiatique, et puisque le mouvement de l'histoire est oscillatoire, le XIXe siècle fit écho au XVIIe en atteignant le point extrême de la solidification, tant sur le plan politique avec l'assomption quarante-huitarde du principe des nationalités, que sur le plan idéologique avec les paroxysmes matérialistes et positivistes. La phase ultime du cycle – en l’occurrence notre XXe siècle – devait logiquement récapituler, en accéléré, toutes ces tendances. Sa première partie, après cette guerre de 1914-1918 analogue à la guerre de Trente Ans, vit l'atomisation « nationaliste » de la Monarchie austro-hongroise, lointain écho du Saint-Empire, et sa seconde partie fut placée quant à elle sous le signe « onusien » d'un mondialisme politique et d'un cosmopolitisme culturel qu'il n'est plus besoin de commenter.

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[1] S'inscrivant parfaitement dans cette phase dissolvante, le magnétisme, nous dit Guénon, eut pour rôle dès son apparition de « détourner de tout travail sérieux des organisations initiatiques qui avaient encore conservé jusque-là, sinon une connaissance effective allant très loin, du moins la conscience de ce qu'elles avaient perdu à cet égard et la volonté de s'efforcer de le retrouver ; et il est permis de penser que ce n'est pas là la moindre des raisons pour lesquelles le magnétisme fut "lancé" au moment voulu, même si, comme il arrive presque toujours en pareil cas, ses promoteurs apparents ne furent en cela que des instruments plus ou moins inconscients ». (Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, chap. XVIII.)  

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