Au contraire de la Compagnie du Saint-Sacrement, dont les
objectifs étaient essentiellement spirituels, la Ligue eut un caractère
temporel et « technique », et mit en œuvre à cette fin le dépôt hermétique de
la Sainte Église, qui en était l'inspiratrice cachée comme elle le serait de la
Compagnie du Saint-Sacrement. La Ligue était structurée, à l'image de l'Ordre
du Temple, sur le modèle de la triple enceinte, l'enceinte centrale étant «
occupée » par sept évêques de la Sainte Eglise qui, bien sûr, ne laissèrent pas
de traces. Dans la deuxième enceinte on trouvait entre autres Henri de Guise,
qui au regard de l'histoire fut le moteur apparent de l'organisation. Honneur
nullement immérité d'ailleurs pour cet initié aux petits mystères qui se révéla
comme une figure véritablement « charismatique ». En témoigne ce portrait
brossé par le Sieur de Varillas dans son Histoire
de Charles IX (liv. . VI, t. II) :
« On remarquait dans toutes ses actions une douceur mêlée de
hardiesse qui inspiroit le respect et la crainte à ceux qui le regardaient. Il
était infatigable au travail, et de complexion si robuste que rien n'altérait
sa santé. Il mangeoit peu, et cependant sa disposition pour les armes estait
jointe avec une force et une agilité si prodigieuses que les fonctions de la
guerre les plus pénibles des simples soldats ne l'incommodaient point ; et
durant la paix il prenoit plaisir à nager, armé de toutes pièces, contre le
courant d'une rivière rapide. »
Inutile de préciser que la « naissance » réelle de la Ligue est
aussi difficile à déterminer que celle de la Compagnie du Saint-Sacrement.
Extérieurement, la Ligue parisienne proprement dite fut d'ailleurs précédée,
comme « spontanément », par des ligues provinciales d'une durée et d'une
ampleur variables, la première (et la plus importante) ayant eté créée en 1576
par d'Humières, en Picardie. C'était la bourgeoisie (jouant là un de ses
meilleurs rôles historiques...), le peuple et le bas-clergé qui le plus souvent
prenaient l'initiative ; le pouvoir royal — en l'occurrence Henri III et sa
mère la calamiteuse Catherine de Médicis — semblait en effet se désintéresser
de plus en plus des choses de l'État, et cette apathie (qui selon un paradoxe
apparent accompagnait la dérive absolutiste et « bureaucratique »
inaugurée par Philippe le Bel) livrait la France à la triste engeance des
mignons » sans foi ni loi, en attendant de l'abandonner complètement aux
huguenots fort agressifs, et, on l'a vu, appuyés par l'Angleterre et les
princes allemands. Ce qui révoltait le sentiment majoritaire d'un peuple encore
profondément catholique, et pour cela réceptif à des inspirations sans
lesquelles ne saurait s'expliquer par exemple l'incroyable popularité du duc de
Guise.
Avant, en effet,
qu'une « barrière cyclique » dont nous pouvons peut-être déterminer la date [1],
ne rende impossible toute action temporelle d'envergure (traditionnelle il va
sans dire), la Ligue exalta le côté positif de cette réceptivité populaire,
dans une ultime tentative pour retarder à l'intérieur la perversion
« monarchique », endiguer la furieuse poussée huguenote, et pour
prolonger à l’extérieur une véritable chrétienté, de concert avec l’Empire et
l’Espagne, et contre l’Angleterre et les princes allemands. En une époque où le
sentiment national ne s’était pas encore « figé » en un nationalisme
inacceptable, cette double action était parfaitement comprise par le peuple.
Que celui-ci, en cette occurrence, se soit tourné vers « le Balafré », s'explique aisément
par un coup d'œil rétrospectif sur l'histoire fort troublée de la France sous
les derniers Valois. En paix avec ses voisins, elle se déclara la guerre à
elle-même, et une grande partie de la noblesse réagit selon la dialectique de
Charybde et Scylla aux avancées antiféodales et absolutistes de la monarchie
française : largement convertie au protestantisme, elle prit les armes et
les fit prendre à ses vassaux, appela l'étranger et alluma la guerre civile au
nom de la liberté de conscience. En dehors d'un pouvoir royal mimé de
l'intérieur, les huguenots virent immédiatement se lever une armée de
catholiques aussi ardents et résolus à défendre leur tradition que les premiers
mettaient de fanatisme à propager les doctrines de Luther et Calvin. C'est à
dessein que nous avons parlé de fanatisme. Comme l'écrit Jean Dumont dans un
indispensable et salubre ouvrage [2], la réaction catholique devant la Réforme
ne peut se juger avec équité, si l'on ne constate pas que l'irruption de la
Réforme fut alors celle de la violence [...] Aucun réformé ne peut d'ailleurs
le nier : la Réforme fut à son début volonté explicite et active de détruire la
"Babylone romaine". Non une prédication irénique, mais un combat,
animé par ce qu'il faut bien appeler une haine. Que cette haine ait pu être
partiellement fondée sur le juste dégoût de certains abaissements de l'Église,
à l'époque de la première Renaissance, est une autre question. Le dégoût de semblables abaissements avait
produit avant la Réforme, et produira après, de fréquents appels à réformer
l’Eglise sans la détruire, tout au contraire en la fortifiant. La Réforme,
elle, veut faire disparaître l’Eglise, en imposant cette disparition par la
force aux catholiques eux-mêmes.
[...] Dès 1520, Luther, maître à penser des réformés strasbourgeois,
traite la Rome pontificale de "rouge
putain de Babylone", de "prostituée
ivre, mère de l'impureté". Du pape, il écrit que "sa perversité dépasse celle du dragon
infernal et de toute l'infamie des suppôts du diable". Et cette haine
se traduit tout de suite par l'appel à la violence la plus directe et la plus
débridée "Pourquoi n'attaquons-nous
pas ces néfastes professeurs de ruines, les papes, les cardinaux, les évêques
et toute la horde de la Sodome romaine, avec toutes les armes dont nous disposons,
et ne lavons-nous pas nos mains dans leur sang" ? [...] C'est si clair
que les disciples de Luther ont tout de suite compris [...]. Avant même que les
réformés strasbourgeois ne s'attaquent aux lieux de culte de leurs compatriotes
catholiques, le plus proche disciple de Luther, Karlstadt, saccage les églises
de Saxe. Et Ulrich von Hutten s'adresse ainsi aux chevaliers et bourgeois
allemands : "Je fais appel à vous,
fière noblesse ! Vous aussi, bonnes villes, soulevez-vous ! Vous,
lansquenets, vous braves chevaliers, venez, nous étoufferons la superstition."
Ou encore "Rome, la grande
prostituée, doit être réduite en poudre [...]. Notre dessein ne peut aboutir sans effusion de sang ". »
En France cette violence se déchaîna dans un contexte
particulièrement « propice ». Soldats et capitaines avaient rapporté de
leurs campagnes italiennes des habitudes de plaisirs raffinés et de débauches
inavouables : les combats fratricides rallumèrent ces passions et ces
vices dans une soldatesque indisciplinée, dont le courage à l'assaut des villes
était surtout excité par l'appât du pillage et des viols. Or il n'y avait
personne sur le trône de France pour endiguer cette tempête qu'Henri II avait
contribué à susciter chez les autres, et que la justice immanente faisait
maintenant souffler sur le royaume. Alors que la Réforme n'avait pas encore
sérieusement troublé la France, en effet, l'Allemagne et l'Angleterre étaient
déchirées par des conflits religieux dont Henri II profita pour pousser ses
pions contre l'Empire — cette cible constante des visées antitraditionnelles de
la monarchie française dévoyée. Turcs, République de Venise, princes allemands
et italiens, voilà les alliés que la diplomatie française se chercha en hâte.
Le roi de France prit le titre de défenseur des libertés germaniques, ce que
Marillac traduisit avec un cynisme avoué « Tenir sous main les affaires
d'Allemagne en aussi grande difficulté qu'il se pourra. » Henri II lui-même
était encore plus concis et brutal, qui souhaitait tout simplement « le grabuge
[3] ». Il n'avait pas hésité à
publier un manifeste en français et en allemand décoré d’un très prémonitoire
bonnet phrygien entre deux poignards, avec pour devise :
« Liberté ». Pouvait-on rêver symboles plus explicites ? Le choc en
retour allait ensanglanter durablement la France.
François II, enfant maladif, fut contraint de confier le
pouvoir à ses oncles les Guise, appartenant à la branche cadette de la Maison
die Lorraine, et qui étaient déjà les chefs du parti catholique. Mais si
François de Lorraine, duc de Guise, fut un grand homme de guerre, un habile
politique et un loyal chevalier, son origine « étrangère [4] », ses
exploits et même les immenses services qu'il rendit a sa patrie d'adoption lui
suscitèrent de nombreux et implacables ennemis. En outre, son action au
gouvernement était traversée par l'influence néfaste de Catherine de Médicis,
qui lui opposait une ambition jalouse et intrigante proportionnée à sa
médiocrité, et soutenue par des influences « magiques », dont le sinistre Cosme
Ruggieri fut le véhicule le plus connu sinon le plus efficient.
A la mort de François II, Catherine de Médicis manœuvra de telle sorte,
entre les Guise et les Châtillon, les Bourbons les Montmorency, que tous furent
obligés d'abdiquer le pouvoir entre ses mains. Si elle ne posséda jamais, sous
Charles IX, le titre régente qu'elle convoitait, elle n'en eut pas moins
constamment la direction suprême des affaires de l'État, pour le plus grand
malheur de la France. Trop pusillanime pour braver en face les puissants
seigneurs dont elle redoutait l'influence et la domination, trop vulgairement
ambitieuse pour chercher parmi eux un appui franc et solide pour le trône de
son fils, et trop vindicative pour pardonner à ceux qui avaient contrarié ses
projets, elle voulut annihiler leur puissance en semant les pièges sous leurs pas
et, au lieu de se les attirer en faisant appel à leur courage ou à leur talent,
elle préféra les tenir sous une sorte de joug méprisable en leur facilitant
elle-même la satisfaction de leurs vices.
En ce temps de guerres farouches où presque tous les
seigneurs et gentilshommes combattaient dans l'un ou l'autre camp, les femmes
étaient dangereusement exposées dans des châteaux gardés seulement par quelques
serviteurs. La plupart de ces seigneurs envoyèrent donc à la Cour leurs filles
ou leurs sœurs pour les mettre à l'abri d'un coup de main de l’ennemi, et ce
fut parmi elles que Catherine de Médicis recruta ses filles d’honneur, dont
elle fit – en place de les protéger – les instruments dociles de sa politique
perverse.
Cette reine indigne dispensa en outre très inégalement son
affection à ses enfants. Il ressort clairement de tous les actes de sa vie
qu'elle ne témoigna jamais une tendresse bien vive à François II ni à Charles
IX, et moins encore au duc d'Alençon. Quant à sa fille Marguerite, Ia célèbre « reine
Margot », elle parut d'abord la prendre en grande amitié, avant de s'en
détacher brusquement lorsque la jeune princesse témoigna — quoi qu'elle en dise
dans ses Mémoires — une affection un peu trop vive pour le brillant duc de
Guise, qu'il avait été question un moment de lui faire épouser. En revanche,
tout ce que le cœur de Catherine de Médicis pouvait contenir d'amour maternel
était donné à Henri, duc d'Anjou et futur Henri III. Son plus grand chagrin fut
de le voir partir pour la Pologne, dont il fut un roi très éphémère, et sa plus
grande joie de le rappeler pour poser sur sa tête la couronne de France. Ce qui
ne l'empêcha pas de l'élever au milieu d'une Cour corrompue qui lui offrait
tous les jours les exemples les plus pernicieux, ni de charger Mme de
Châteauneuf de l'espionner constamment...
C'est dans ce contexte délétère que doivent être réévaluées
les responsabilités des guerres civiles qui enténébrèrent le XVIe siècle, et
particulièrement de l'horrible boucherie de la Saint-Barthélemy. Les premiers
fauteurs de désordre, nous l'avons vu, furent sans conteste les Princes et
seigneurs protestants, ourdissant leurs complots, recherchant les alliances
étrangères les plus antitraditionnelles et les plus nuisibles à l'intérêt
national, avant de lever enfin l'étendard de la révolte. L'historien protestant
Sismondi est lui-même contraint de reconnaître que « la confédération
protestante et les alliances qu'elle contractait avec les étrangers étaient contraires
à la paix du royaume et à l'exercice de l'autorité royale [5] ».
La cause seconde réside dans les mœurs que Catherine de
Médicis, en digne descendante des banquiers florentins, propagea à la Cour, et
dans les moyens de corruption dont elle usa pour régner : mœurs qui corrompirent
ses propres enfants, moyens dont elle usa contre eux-mêmes, afin de les tenir
toujours sous sa domination.
Telle était la situation politique et morale de la France
lorsque le duc de Guise fut appelé à prendre la place que lui valaient ses éclatants
mérites, à la tête du parti catholique. Malgré, donc, leur origine « étrangère
», les Guise étaient les plus populaires, les plus aimés de tous les seigneurs
du temps. Cette popularité remontait au début du règne de François Ier, lorsque
Claude de Lorraine-Vaudémont, le chef de la Maison de Guise, s'était illustré
par sa bravoure, ses talents militaires et son habileté politique. En 1552, il
avait protégé Paris contre les Anglais, et son action en Lorraine, face à une
révolte paysanne d'inspiration luthérienne, lui avait valu les félicitations du
pape et du parlement de Paris. En 1538, ce champion du catholicisme maria sa
fille Marie au roi d’Ecosse Jacques V — inaugurant ainsi une alliance dont nous
mesurerons plus loin les enjeux.
Quant au fils aîné de Claude, François de Lorraine, s'il fut
sans contredit le plus grand capitaine de son siècle, il reste aussi, par la
noblesse de ses sentiments et la droiture de son caractère, la plus belle et la
plus sympathique figure de l'époque. Son assassinat par Poltrot de Méré dévasta
le cœur de son fils de treize ans, Henri, alors prince de Joinville, qui
l'adorait. Venu à Orléans avec sa mère pour assister à sa victoire sur les
protestants, il y recueillit son dernier soupir, au milieu d'une armée muette
de désespoir, de tout un parti qui jeta sur l'orphelin des regards ou
l'espérance se mêlait à l'inquiétude. Celle-là allait très vite supplanter
celle-ci. Henri était le digne fils de son père, paré de tous les dons et
déployant, pour les plus humbles comme pour les plus grands, une séduction irrésistible,
à laquelle Henri III lui-même n'échappa pas, avant que ses « mignons » qui bien
sûr haïssaient le duc de Guise comme leur exact opposé — ne l'alertent sur la
puissance et l'autorité du Balafré dans le royaume. Voulant percer le mystère
de ce charme tout-puissant, le roi demanda un jour « mais que fait donc le duc
de Guise pour enchanter tout le monde ? - Sire, lui fut-il franchement répondu, il fait
du bien à un chacun ; où ses bienfaits ne vont pas directement, ils y
arrivent par réflexion ; quand il n’a pas l’occasion d’obliger par des
effets, il oblige par des paroles ; il n'est point de fête qu'il ne
célèbre, point de baptême où il ne soit parrain, point d'enterrement où ii
n'aille ; il est civil, humain, libéral, ii caresse tout le monde, ne parle mal
de personne ; en un mot il a l'éclat et
l'autorité du roi ! »
Un tel homme ne pouvait manifestement pas être l'instigateur
de la Saint-Barthélemy [6]. En effet, comme l'écrit jean-Marie Constant
[7] : « On a depuis longtemps fait justice de la thèse de Lucien
Romier qui blanchissait les Valois et incriminait les Guise. » Imputation
d'autant plus calomnieuse que si ce jeune homme de vingt-deux ans mit hélas la
main au meurtre de l'amiral de Coligny — l'inspirateur, à ses yeux, del’'assassin
de son père — il sauva en les recueillant une centaine de Protestants, dont la
fille du Chancelier de L'Hospital, pourtant ennemi capital de son oncle le
cardinal. Il protégea aussi un membre de la famille Crussol, qui allait
d'ailleurs se convertir et s'incorporer au « clan». Le huguenot La
Popelinière, cité par Jean Dumont, confirme le rôle des Guise :
« Entre autres seigneurs français qui furent marqués d’avoir garanti la
vie a plus de confédérés [huguenots] les ducs de Guise, d’Aumale [son oncle]
[…] les obligèrent plus. » Les protestants, d’une façon générale, ne s’y
trompèrent pas, dont les pamphlets épargnèrent les Guise et accablèrent
Catherine de Médicis. A juste titre. D’ailleurs, pour ses instigateurs apparents (car, nous allons le voir, la
contre-initiation ne pouvait être étrangère à un tel forfait), la
Saint-Barthélemy n'eut même pas la religion pour prétexte. La haine de
Catherine de Médicis, de Charles IX et du duc d'Anjou, futur Henri III, pour
les huguenots, prenait sa source dans les dangers que Coligny, Condé et les
seigneurs réformés avaient fait courir à la monarchie, depuis la conjuration
d'Amboise jusqu'au jour où ils avaient livré Le Havre aux Anglais.
Si les derniers événements qui précédèrent la tragédie
furent l’œuvre de Catherine de Médicis, celle-ci avait familiarisé son fils depuis
longtemps avec l'idée de ce massacre général. Il n'est point douteux en effet
que la mort de Coligny et des principaux seigneurs huguenots a été résolue dès
la traîtresse paix de Saint-Germain, signée le 2 août 1570, et qui accordait
aux protestants des avantages dont ils furent les premiers surpris :
amnistie générale et grâce entière, droit à toutes les charges de l'État,
restitution des biens confisqués, libre exercice de leur religion dans les
faubourgs de deux villes par province, excepté à Paris et à la Cour, et enfin
quatre villes, dites de sûreté, où pendant deux ans ils désigneraient eux-mêmes
gouverneurs et garnison, avant de remettre ces places sous l'autorité du roi.
Les protestants choisirent La Rochelle, Montauban, Cognac et La Charité.
Après la signature de cette paix, la reine de Navarre, les
jeunes princes et nombre de seigneurs confédérés se retirèrent à La Rochelle,
qui, après avoir été un très important port templier, devint la capitale de la
France protestante, pouvant traiter avec le roi de puissance à puissance.
Les catholiques
murmurèrent en apprenant qu'après tant de batailles gagnées et de sang répandu,
les protestants tiraient je si grands bénéfices d'une campagne de deux ans,
dans laquelle ils avaient presque toujours eu le dessous. Montluc en
particulier laisse éclater dans ses Mémoires
une violente indignation. Quant aux protestants, ils se demandaient très
lucidement si toutes ces largesses ne cachaient pas quelque piège diabolique,
et restaient sur le qui-vive.
Les ténébreux
desseins de la Cour n'épargnaient pas Henri de Guise, à qui le Henri III
feignit d'« offrir sa « sœur » Marguerite de Valois, pour mieux
s'indigner de l'idylle nouée par ses soins et faire partager cette fausse
colère à son frère Charles IX, qui ne s'abandonnait que trop facilement à de
furieux emportements. Ainsi le duc de Guise, désigné par le roi (déjà...) au
glaive du duc d'Angoulême, fils naturel d'Henri II, n'échappa-t-il au piège que
parce que le bâtard (inquiet des conséquences) et Marguerite (excitée par de
plus tendres alarmes) le lui révélèrent conjointement et secrètement... Episode
qui illustre assez les sentiments nourris par une Cour qu'aveuglaient les turpitudes
du jeu politique, à l'égard des catholiques aussi bien que des protestants.
Guise, marié et retiré à Joinville, le roi et la reine
disposèrent de la main de Marguerite en faveur d'Henri de Béarn, le futur Henri
IV, malgré Philippe II d'Espagne qui voulait marier cette princesse au roi de
Portugal. Charles et sa mère craignaient que Marguerite ne se montrât rebelle à
leur projet, mais elle se contenta de répondre qu'elle n'avait ni volonté ni
choix que ceux de sa mère, et qu'elle la suppliait seulement de se souvenir
qu'elle était fort catholique [9] » C'était le premier « mariage mixte », et
sans dispense du pape, ce qui faisait scandale. Charles IX n'hésita d'ailleurs
pas à forcer le consentement de sa sœur, et à Notre-Dame, où elle était assaillie
par les scrupules, on raconte que le roi lui inclina la tête de force au moment
du « oui » sacramentel. (Cette belle et spirituelle princesse trouvait là par
anticipation bien des excuses à une vie sentimentale qui se révélerait très
riche...) Ce qui se voulait le symbole de la réconciliation des Français
montrait là son véritable caractère.
En fait de réconciliation, c'est une extermination
réciproque des deux partis que souhaitait Catherine de Médicis, enveloppant
dans les filets de son effroyable complot, aussi bien les Guise et les
catholiques que les Montmorency, Coligny et les protestants. La reine mère
vouait même aux Guise une exécration toute spéciale, ne leur pardonnant pas de
l'avoir maintes fois humiliée sous Henri II ; et le conseil, lorsqu'il se
réunissait chez elle, s'épargnait au moins les faux-semblants
« Si les protestants entreprennent de venger la mort de
Coligny, eux et les Montmorency, se trouvant les plus faibles, seront
exterminés par la populace ; mais ce ne sera pas sans qu'il en coûte beaucoup à
leur ennemis. Pendant ce temps-là, le roi fera venir beaucoup de troupes au
Louvres, et, après avoir été spectateur du combat, lorsqu’il sera fini, il
attaquera les vainqueurs, affaiblis et las de tuer ; sous prétexte qu’ils
auront excité cette sédition et pris les armes sans son ordre, il les fera tous massacrer sans en laisser
échapper un seul ; il fera en même temps main basse sur les seigneurs qui
auront été attachés à quelqu’un des partis, parce que, tant qu’il en restera
quelqu’un, il y aura toujours des plaintes et des murmures contre la reine,
que les séditieux veulent à toute force éloigner du gouvernement sous prétexte
qu’elle est étrangère [10]. »
Il ne s'agissait plus que de choisir l'assassin de Coligny,
qui déclencherait ce processus infernal,
et d'agir promptement avant que la victime désignée ne parte pour La Rochelle
avec tous les seigneurs huguenots. Comme le piège exigeait que Guise fût
compromis, on lui révéla, du complot, le peu qu'il lui fallait savoir pour
jouer son rôle. De quoi s'agissait-il ? De faire périr Coligny comme Coligny
avait fait périr ce père qu'il chérissait tant. Si le désir de vengeance
étouffa la voix de sa conscience, nous savons déjà que malgré ses vingt-deux
ans, il ne se serait pas entraîner dans un carnage excité par la
contre-initiation, véritable massacre des innocents dont la finalité, bien
au-delà de la ténébreuse politique de la Cour, était la destruction, non pas « physique
», mais « subtile », du véritable
protestantisme, qui constitue (comme le catharisme) une modalité du
nestorianisme. Il est désigné par Guénon dans sa correspondance avec Jean
Tourniac, lorsque, à propos justement du protestantisme, il écrit « Ceci me
fait penser à une autre chose énigmatique : dans le roman du Saint-Graal,
il est souvent question d'une succession "extra-apostolique", si l'on
peut dire, procédant de Joseph d'Arimathie ; il est bien difficile de savoir à
quoi cela peut correspondre au juste, mais en tout cas je ne pense pas que cela
puisse avoir un rapport quelconque avec l'ordre ésotérique. »
Dans une autre lettre, adressée à Denys Roman le 31 juillet
1948, Guénon se livrait encore, à propos des sympathies luthériennes de Dürer
(qui « a sûrement été rattaché à certaines organisations d'initiation artisanale
»), des considérations qui, au-delà des origines du protestantisme « extérieur
» (… et par là même illégitime), ne pouvaient viser que ce protestantisme «
caché ››, qui naquit d'ailleurs à la même époque :
« […] il est vrai qu'il ne faut pas toujours s'en
rapporter aux apparences extérieures, qui recouvrent quelquefois des choses
bien différentes ; et, quand vous dites qu'il y a protestants et protestants,
il y a en effet, même en dehors de ce que vous citez, des indices qui
pourraient le donner à penser. A ce propos, j'ai entendu dire autrefois au
chanoine Paquier, qui s’était fait une spécialité de l’étude de luther ;
d’après lui, les thèses soutenues par celui-ci étaient en réalité tout à fait
courantes depuis longtemps dans l'Ordre des Augustins auquel il appartenait, et
les causes de la rupture avec Rome auraient été beaucoup moins doctrinales que
politiques, si bien que la responsabilité devrait en être imputée non pas à
Luther lui-même, mais à certains princes allemands qui se seraient servis de
lui pour leurs propres fins ; et il en donnait notamment comme preuve que le
général des Augustins, Scripando, soutint au concile de Trente des opinions à
peu près identiques à celles de Luther, et plus modérées dans la forme
seulement, et que, bien loin d'être excommunié ou même blâmé pour cela, il fut
au contraire fait cardinal ! D'un autre côté, le pasteur Lecerf, professeur à
la Faculté de Théologie protestante, qui était strictement calviniste et
n'aimait pas le luthérianisme, soutenait que la théologie de Calvin était au
fond en parfait accord avec celle de saint Thomas, et lui-même n'hésitait pas à
se déclarer ouvertement thomiste. L'opposition de Luther et de Calvin n'aurait
été en somme, d'après cela, qu'une nouvelle forme de celle de l'augustinisme et
du thomisme. Tout cela est évidemment très loin de l'esprit ultra-moderne des
protestants dits "libéraux"... »
A ne considérer même que l'évolution du protestantisme «
historique », il existe un abîme entre la justification par la foi prônée par Luther,
son insistance sur le mystère de Dieu, et l'« activisme » social à quoi se
réduit trop souvent de nos jours une religion purement « horizontale ».
Quant à son célèbre « Pecca fortiter et
fortius crede » (« Pèche
fortement et crois plus fortement encore »), qui ne constitue nullement un
appel à la débauche, mais exhorte, pour échapper au néant de la nature
individuelle, à s'en remettre à la Miséricorde du Christ, il est certes aux
antipodes d'un plat moralisme — dont les pays anglo-saxons ont assez montré
combien il savait se faire arrogant et dictatorial ! Luther (au-delà de ses
inacceptables et funestes outrances) avait en fait beaucoup mieux compris
l'augustinisme que ne le feraient plus tard les jansénistes, exemples vivants
du danger de certaines formulations doctrinales en des époques où s'obscurcit
le miroir de l'intellect. La thèse, métaphysiquement évidente, de la
prédestination absolue, ne suscite en effet désespoir ou faux élitisme —
également mortifères — que si l'on oublie cette révélation qui abolit dans la
prise de conscience du jeu divin toutes les angoisses attachées à l'illusion de
la « séparativité » : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais
déjà trouvé »…
Quant aux indulgences contre lesquelles s'éleva Luther,
elles étaient effectivement dépourvues de tout fondement traditionnel, fût-il le
plus exotérique.
Certes, le protestantisme « visible », né sous des
auspices très « temporels », se perdit finalement sur le plan
spirituel, en opposant à la « paganisation » dont fut victime l’Eglise
pendant la Renaissance, l’aspiration intolérante et non moins illégitime à une
« pureté » obsessionnelle, annonciatrice de toutes les étroitesses et
incompréhensions « exotéristes », et qui répudiait en fait le pouvoir
d'intégration, de récapitulation, et la vocation universaliste d'un
catholicisme conforme à son étymologie. Mais cette dialectique perverse, hélas
trop fréquente, suggérait elle-même, de façon à peine paradoxale, une origine
dont le mystère ne pouvait être nié. Guénon, là encore, la désigne très
discrètement, par-delà certains épisodes historiques, dans une lettre à Denys
Roman en date du 11 novembre 1949 :
« Pour en revenir à la question principale, il est certain
que l'échec des tentatives de redressement du Catholicisme peut avoir amené à
chercher une autre solution ; ce qui est seulement étonnant dans ce cas, c'est
que la Réforme ait eu des suites si peu heureuses au point de vue
traditionnel... Il est vrai qu'il y a aussi, par contre, le fait qu'il semble,
comme vous le dites, y avoir eu, depuis le XVIe siècle, un nombre assez
considérable d'initiés authentiques parmi les protestants ; mais cela ne
s'expliquerait-il pas, au moins dans une certaine mesure, par l'hostilité
croissante des autorités catholiques à l'égard de tout ésotérisme ? »
Le protestantisme «caché » auquel Guénon pensait
manifestement en écrivant ces lignes préserva en effet, face aux désordres
romains, une dimension pleinement légitime du christianisme, aux côtes du
catholicisme et de l'orthodoxie. Il est donc logique que la contre-initiation
s'en soit « occupée » en fomentant contre lui la Saint-Barthélemy, qui fui
en somme la matérialisation sanglante d'une action visant essentiellement l'«
âme » de cette tradition. (La révocation de l'édit de Nantes par Louis XIV
aurait pareillement de graves répercussions sur le « protestantisme
« caché », temporairement privé d'influences spirituelles.)
Que la Cour elle-même eût en l'occurrence constituée un
simple « relais » inconscient des véritables enjeux, on peut le voir à la
façon dont la situation échappa finalement à Catherine de Médicis. (Jouant l’apprentie
sorcière, elle resta néanmoins fidèle à son personnage en ne se montrant pas
insensible à la part de butin que certains pillards daignèrent mettre de côté
pour la Cour !)
Même si le plan royal allait révéler sa faiblesse, Charles
IX, conformément à ce qui avait été décidé, écrivit le lendemain aux
gouverneurs des provinces pour leur annoncer l'événement et en rejeter la
responsabilité sur Guise. Mais — signe de la confusion qui régnait en « haut lieu
» — des courriers n'en partirent pas moins pour toutes les provinces afin d'y
organiser les mêmes massacres — qui furent terribles à Meaux, Bourges, Orléans,
Toulouse, Rouen, Angers, et dans plusieurs petites villes. Hâtons-nous
d’ajouter, pour l’honneur de ces temps troublés, qu’un grand nombre de
gouverneurs refusèrent énergiquement d'obéir à l'ordre royal et que, dans une
multitude de villes martyres, les églises et les presbytères catholiques
servirent de refuge aux protestants.
Saint-Méran, gouverneur en Auvergne, écrivit superbement au
roi : « Sire, j'ai reçu un ordre, sous le sceau de Votre Majesté, de
faire mourir tous les protestants qui sont dans ma province. Je respecte trop
Votre Majesté pour ne pas croire que ces lettres sont supposées, et si ce qu'à
Dieu ne plaise, l'ordre est véritable, je la respecte encore trop pour lui obéir.
» Le comte d'Orthez, commandant à Bayonne, répondit lui aussi au roi qu'il
avait trouvé des soldats, mais pas un seul bourreau... L'évêque de Lisieux, le
jacobin Jean Hennuyer, sauva les protestants de son diocèse et déclara au
lieutenant du roi : « Ce sont mes ouailles ; quoiqu'elles soient égarées,
je ne les méconnais point, et j'espère les ramener au bercail. » Sigoynes,
gouverneur de Dieppe, aussitôt l'ordre reçu, fit rassembler tous les habitants
à l'hôtel de ville, sans distinction de culte, et leur dit que cet ordre ne
concernait que les calvinistes rebelles et séditieux, et que, grâce à Dieu, il
n'en restait plus dans Dieppe... « Enfants du même Dieu, conclut-il, vivons en
frères, et ayons les uns pour les autres la charité du bon Samaritain. Tels
sont mes sentiments ; j'espère que vous les partagerez. » Il faut encore citer
le comte de Tendes en Provence, Gorde en Dauphine, Mandelot à Lyon, de la
Guiche à Mâcon, de Bouillé en Bretagne, Tannegui le Veneur. Matignon,
Villeneuve, qui, au péril de leur propre vie, refusèrent obéissance aux ordres
de la Cour.
Leur crime accompli, Catherine de Médicis et ses conseillers
aperçurent que tout ce que le parti protestant avait perdu, le parti de Guise
l'avait gagné. La tactique convenue avait en effet très vite révélé à ses
tristes concepteurs une faille majeure : rejeter sur les princes lorrains
la responsabilité du massacre ne lavait pas le roi du sang répandu, mais
témoignait trop, en revanche, de son impuissance. Sur le pian politique, et
pour reprendre la cynique formule que Talleyrand appliquait à un autre contexte :
la Saint-Barthélemy était plus qu'un crime, c'était une faute. Dès lors, nous
l'avons vu, le seul moyen pour Charles IX de préserver l'autorité royale était
de se contredire et de déclarer que tout ce qui s'était passé était conforme à
ses ordres. Il s'y résolut d'autant mieux qu'il craignait plus d'être méprisé
que haï. C'est que son irrésolution l'exposait plutôt à la première éventualité :
la veille du massacre par exemple, au moment mère passer des « abstractions
» politiques à la terrible exécution, sa mère avait dû le traiter de lâche pour
qu’il consentit à se parjurer et à livrer à la soldatesque et à la populace
Coligny, ce vieillard qu’il appelait « mon père », et ce loyal
Téligny, et ce brave « Foucauld » (La Rochefoucauld), en un mot, tous
ces fiers gentilshommes. Vaincu, il s’était écrié : « Faites, mais qu’il
n’en reste pas un pour me le reprocher. Sa conscience s’en chargerait, et ses
nuits furent désormais traversées de flots de sang, amoncelant devant lui des
corps dont les plaintes le réveillaient en sursaut. Sa mort prématurée autant
que suspecte et l'avènement d'Henri III allaient encore précipiter la
désagrégation du royaume. Seuls, la Ligue et les Guise pouvaient s'y opposer.
La « monarchie » française ne le permit pas, et c'est
très symboliquement au château de Blois qu'Henri III perpétra son forfait. Pour
assassiner traîtreusement un héros, il eut l'idée incongrue de s’adresser à un
vrai gentilhomme, Grillon — qui, quoique ennemi de Guise, rappela bellement au
roi certaines vérités premières : « Sire, je suis bien serviteur de Votre
Majesté ; ma fidélité, mes devoirs et mes services lui sont acquis ; mais je
fais profession de soldat et de chevalier. En cette qualité, s'il lui plaist que
je fasse appel au duc de Guise et que je me coupe la gorge avec luy, me voilà
prest à le faire. Mais de dire qu'en ceste mort je me doive servir d'exécuteur
de votre justice, c'est une chose qui ne s'accommode pas bien à un homme de ma
condition et que je ne feray jamais. »
Pour une telle entreprise en effet, l'épée d'un soldat ou
d'un gentilhomme n'était pas de mise, mais seulement le poignard des estafiers
d'Henri III, les Quarante-Cinq, qui
s'acquittèrent avec enthousiasme de leur lâche besogne, le 23 décembre 1588,
dans les appartements du roi qui avait fait acheter douze poignards chez un « fourbisseur »
de Blois. La nouvelle en était d'ailleurs parvenue jusqu'à Guise, déjà
parfaitement informé du danger qui le menaçait et qui avait néanmoins refusé de
fuir : « Je ne veux pas sauver ma vie aux dépens de mon honneur et de mes
amis. » A son cousin Elbeuf qui, la veille du crime, était encore venu
l'exhorter à la prudence, il avait répondu : « Pour recevoir les fruits
prochains de la bonne résolution des estats, s'il est besoin d'y perdre la vie,
c'est chose à quoy je suis déjà fort résolu ; voire quand j'en aurois cent, je
les vouerois toutes au service de Dieu, de son Eglise, et soulagement du
paulvre peuple, dont j'ay grandissime pitié. »
La nouvelle de sa mort plongea Paris dans le désespoir. Le
peuple, pieds nus, exprima sa douleur dans une multitude de processions, dont la
principale rassembla plus de cent mille personnes qui portaient toutes un
cierge de cire jaune. Du cimetière des Innocents l'on se rendit à
Sainte-Geneviève, et en entrant dans l'église chacun éteignit son cierge en
disant « Dieu éteigne ainsi la race des Valois »
Mais ne nous y trompons pas : les catholiques du XVIe siècle
n'ont pas levé l’étendard de la tradition sous l’impulsion des Guise ; ils
ont seulement confié à ces derniers cet étendard déjà brandi par eux. Le
successeur de Clovis, Philippe Auguste et Saint Louis, s’avouant tacitement
impuissant à défendre les structures sacrales léguées par ses ancêtres, le
peuple, dûment inspiré, offrit à celui qui était le plus digne de le commander
le soin de prendre cette défense.
Extérieurement, c'est vers la fin de 1581 que se constitua
la Ligue proprement dite, même si, nous l'avons vu, elle fut précédée en
province de créations apparemment
spontanées. Elle s'organisa à Paris par les soins de Charles Hotman, sieur de
Rocheblond, des curés de Saint-Benoit, Boucher, et de Saint-Séverin, Prévost,
et d'un chanoine de Soissons, Launoy. Les premières réunions décidèrent que
tous les catholiques parisiens s'uniraient en une association ayant pour but de
combattre l'hérésie, de contraindre le roi à réformer les abus dont le peuple
souffrait, et d'empêcher l'accession au trône d'un prince ne faisant pas
profession de catholicisme. A cet effet, la ville fut divisée en cinq
arrondissements commandés par des « quarteniers » : un marchand, Campan, un
procureur de la cour de l'Église, de Crucé, un maitre des comptes, plus tard
prévôt des marchands, la Chapelle -Marteau, un commissaire au Châtelet,
Louchard, et un commissaire au Parlement, Bussy-Leclerc. Ils s'adjoignirent
onze autres catholiques qui formèrent ainsi « les Seize », sorte de
gouvernement occulte doté d'un conseil, d'un budget et d'une armée. Le conseil
était composé des quarteniers, élus par le peuple ; le budget était
entretenu par les subsides volontaires que s'imposaient les affiliés, et l'armée
était recrutée dans le peuple.
« Liés les uns aux autres par le serment, ils
s'engageaient, au péril de leur vie et au sacrifice de leurs biens, à s'opposer
à la royauté d’Henri de Bourbon et au démembrement de l'Etat. Ils juraient de
défendre tous les catholiques, associés ou non associés, dévoués à la
Sainte-Union ; de protéger les villes liguées, de faire homologuer le concile
de Trente par les états généraux. Ils s'obligeaient par serment à faire
rétablir dans leur ancienne liberté et leurs privilèges l'Église, la noblesse,
les corps et communautés des bonnes villes ; à purger les parlements de leurs
corruption, hérésie et tyrannie, et à affranchir le peuple de ses misères [11]»
A l'exemple de Paris, toutes les villes de France
s'organisèrent dans le même dessein et par les mêmes moyens. A cette première
impulsion populaire vinrent se joindre seigneurs et gentilshommes, qui se
liguèrent à leur tour dans les provinces, les principaux étant Mayenne, Aumale,
Elbeuf, Mercœur, Nemours, Tavannes, Villars, Chaligny, le marquis de
Belle-Isle, le comte de Randon, le seigneur de Menneville, l’amiral de
Villars-Brancas, le baron Bedary,le capitaine Saint-Paul, le marquis de
Canilhac, etc. Le haut clergé imita la noblesse, et la Sainte Ligue fut
fortifiée par l’assentiment que lui donnèrent les cardinaux de Bourbon, de
Guise, de Pellevé, et de La Rochefoucauld ; auxquels s’joutèrent Pierre
D’Espinac, archevêque de Lyon, Geoffroy de La Mortonnie, évêque d'Amiens, Louis
de Brézé, trésorier de la Sainte-Chapelle, évêque de Meaux, le très savant
Gilbert Génébrard, religieux bénédictin, archevêque d'Aix, Claude de Sainctes,
chanoine régulier qui fut évêque d'Évreux, bientôt suivis de presque tous les
prélats, chanoines et religieux du royaume.
Ainsi les forces vives de la France, sans distinction aucune
de rang, de classe ni de fortune, se trouvaient unies dans leur refus de
l'hérésie et leur volonté de réaménager le temporel en s'opposant, par le biais
d'états généraux appelés à se réunir tous les trois ans, à l'absolutisme
« bureaucratique » de la monarchie. Comme le souligne en effet très
justement J.-M. Constant [12] « Les villes plaidaient avec vigueur contre la
centralisation monarchique, la professionnalisation et l'hérédité des charges
qu'impliquait la vénalité des offices. Le développement très important des
offices dans la seconde moine du XVIe siècle permettait la naissance d'une
structure d'état nouveau qui échappait à tout contrôle hormis celui du roi et
éloignait des centres de décision les forces vives du pays. La Ligue exprimait
un refus d'une telle monarchie. Évidemment, en Champagne, en Bourgogne, en
Picardie ou dans la vallée du Rhône, l'influence des Guise était forte mais le
puissant mouvement d'autonomie urbaine n'était pas téléguidé par les princes.
Chaque cité brandissait bien haut sa personnalité. »
Mais nous l'avons dit, cette réaction intérieure se doublait
d'une réaction extérieure aspirant, sinon à reconstituer l'ancienne chrétienté,
du moins à préserver ce qu'il en subsistait d'essentiel, autant que le
permettaient les conditions cycliques. Le 31 décembre 1584, le duc de Guise
recevait au château de Joinville, dans une petite pièce célèbre depuis sous le
nom de « cabinet de la Ligue », Jean-Baptiste de Texis, commandeur de
l'Ordre de Saint-Jacques, Jean Marco, envoyé de Philippe II d'Espagne, et le
sieur de Menneville, représentant le cardinal de Bourbon qui devait bientôt
prendre le titre de premier prince du sang et d'héritier présomptif de la
couronne. Mayenne, le frère de Guise, présent à la réunion, et le Balafré
lui-même étaient munis des pleins pouvoirs de leur frère le cardinal de Guise
et de leurs cousins les ducs d'Aumale et d'Elbeuf. Ce jour-là fut discuté et
signé le traité qui liait le roi d'Espagne et les ligueurs.
Dans ses préliminaires, les contractants déclaraient n'avoir
formé cette union que dans le dessein de conserver la religion catholique,
attaquée ouvertement par les hérétiques ; qu’à cet effet ils avaient
souvent présenté au roi leurs respectueuses remontrances pour qu’il extirpât
l’hérésie, tant en France que dans les Pays-Bas, et s’opposât aux efforts de
celui qui, dans le cas où le roi viendrait à mourir sans enfants, voudrait
s'emparer de la couronne en sa qualité d’héritier légitime, et que leurs
remontrances étant restées sans effet, ils étaient convenus des articles
suivants :
Le cardinal de Bourbon serait regardé comme le légitime et
plus proche héritier de la couronne, à l’exclusion de tous autres princes
relaps et hérétiques.
Si le roi Henri III mourait sans enfant mâle, tous les
princes et conjurés reconnaîtraient le cardinal Charles de Bourbon, qui
prendrait immédiatement possession du trône ; ratifierait le traité de
Cambrai, passé en 1559 entre l’Espagne et la France, ne souffrirait dans le
royaume que la religion catholique, apostolique et romaine ; poursuivrait
contre l’hérésie une guerre d’extermination ; corrigerait les abus qui
s’étaient introduits dans l’Eglise ; ferait publier les décrets et
ordonnances du concile de Trente ; renoncerait, pour lui et ses
successeurs, à l’alliance du Grand Seigneur [le sultan ottoman] ; rendrait
au roi d’Espagne la ville et la citadelle de Cambrai ; et enfin une
alliance éternelle et inviolable serait jurée entre le cardinal et Sa Majesté
catholique.
Par ce même traité, Philippe II, pour sa part, s'engageait à
fournir aux princes conjurés une pension mensuelle de cinquante mille écus et
les troupes et l'argent nécessaires à « l'avancement de la religion et la
conservation de leurs illustres familles ; qu'outre les princes mentionnnés,
tous les grands officiers de la couronne, les seigneurs, gentilshommes, villes,
chapitres, universités et tous les catholiques du royaume, avec qui ils étaient
unis ou pourraient l'être dans la suite, étaient compris dans ce traité. »
On ne manqua pas, bien sûr, d'accuser Guise de « trahison
», sans voir, soit dit par parenthèse, que les protestants ne l'avaient pas
attendu pour former avec l'appui de l'Angleterre et des princes allemands une
contre-ligue « préventive » que nous avons déjà évoquée. Et c'est d'ailleurs en
coupant la route de Paris aux reîtres de jean-Casimir, le 11 octobre 1575 à
Dormans en Champagne, que le duc reçut sa célèbre balafre... Mais là n'est pas
l'essentiel. Le fond du problème est encore cerné avec beaucoup de pertinence
par J.M. Constant [13] : « ...le duc de Guise ne bornait pas son regard
aux intérêts français. Cet homme de la Lotharingie considérait que l'action
pour la restauration de la chrétienté catholique devait se réaliser à l'échelle
de l'Europe. II préférait la religion à la nation [...j.
En fait, l'idée même de nation telle qu'on l’entend
aujourd’hui ne pouvait avoir de sens pour un catholique éclairé du XVIe siècle.
« L’unité de la chrétienté catholique à laquelle travaillait le Lorrain
transcendait les nations. Il était l'allié convaincu de l'Espagne, de I’Ecosse,
de la Lorraine, de la Savoie, du pape, du Suisse Pfiffer, parce qu'il lui
semblait que ces pays défendaient une même vision du monde que lui. Le Turc
incarnait l'infidèle contre lequel il était parti en croisade en Hongrie. [Il
incarnait en réalité l'islam dévié, aux yeux de cet initié à l'hermétisme
qu'était le duc de Guise...] S'allier avec lui était un acte hautement immoral
comme d'ailleurs de favoriser les entreprises protestantes en Europe quels que
soient leurs louables mobiles. Les contacts que François Ier avait noués avec
La Porte avaient scandalisé l'Europe, comme si le roi de France avait pactisé
avec le diable. En reprenant à son compte ce système d'alliances, Henri III personnifiait
une fois de plus le machiavélisme, l'esprit florentin que dénonçaient chez lui
les ligueurs. En revanche, Guise trouvait normal et sain que, luttant contre
l'hérésie, il s'alliât avec la plus grande puissance catholique de la
chrétienté, la seule qui, à ses yeux, pouvait militairement l'emporter contre
les États protestants et leurs alliés, au nombre desquels il comptait Henri
III. »
Il importe tout de même de préciser que le duc de Guise ne
nourrissait aucune illusion sur son lugubre allié espagnol, au catholicisme
tourmenté, qui n'avait certes pas remplacé dans le cœur du Balafré le
demi-frère de Philippe II, Don Juan d'Autriche, l'illustre vainqueur de
Lépante, héros de toute la chrétienté et à qui une victoire aussi symbolique
n'était sûrement pas échue par hasard !
Le pape saint Pie V lui-même avait envoyé un légat à Messine
pour assurer que des prédictions, au premier rang desquelles celle de saint
Isidore, archevêque de Séville, désignaient clairement le fils de l'empereur
comme l'élu de Dieu [14]. Don Juan, à qui l'on représentait que les Turcs
étaient trop forts sur mer, affirmait de son côté : « La mer sera mon
champ de bataille. » Car c'est bien la Méditerranée indûment convoitée par
Turcs et Barbaresques, qui était en jeu, et l'arrière-plan très « hermétique »
de l'affrontement est souligné par les tapisseries ornant la galère de Don
Juan, qui représentaient Jason à la conquête de la Toison d'Or. (Lui-même étant
membre du célèbre Ordre bourguignon.) Les signes se multiplièrent d'ailleurs,
en cet équinoxe d'automne annonciateur du Jugement, telle, dans le ciel
brillant d'étoiles, la lueur éclatante qui se détacha de la Voie Lactée,
entraînant un long panache de flammes que l'on compara à la Colonne de feu
guidant jadis Israël. Enfin nul n’ignore l’extase qui révéla à Pie V la
victoire de la chrétienté sous les hauteurs d’Actium, où l’empire du monde
s’était déjà joué plus de quinze cents ans auparavant. « Fuit homo missus a Deo cui nomen erat
Joannes », confia le saint pape à ses cardinaux. Et il rêva de
reconstituer pour lui l’empire de Carthage…
Au lieu de quoi Philippe II, que l’on soupçonna de jalouser un frère qui lui
ressemblait si peu, l’envoya aux Pays-Bas, où la révolte était portée à
incandescence par les atrocités du duc d'Albe et la morgue espagnole — que la
bonté et la sollicitude naturelles de Don juan avaient toujours condamnées.
Celui-ci, après l'ultime victoire de Gembloux, devait y mourir le 1er octobre
1578, d'une fièvre peut-être plus maligne encore qu'on ne l'a dit...
Légende vivante surgie tout armée d'une enfance cachée parmi
les bergers d'Estramadure, ce fils naturel de Charles Quint, paré de toutes les
séductions, fut aimé de l'Espagne comme Henri de Guise le fut de la France, et
la rencontre des deux jeunes princes était inscrite dans les desseins de la
Providence. C'est en 1576 que Guise avait reçu à Joinville la visite de Don
Juan, après que celui-ci eut traversé Paris déguisé en colporteur... Nés tous
deux sur les marches d'un trône, chers à la chrétienté, ils mirent leurs dons
au service de la foi et échafaudèrent des plans à l'échelle européenne. Le
Balafré avait toujours caressé le projet d’une expédition en Angleterre pour
délivrer sa cousine Marie et détrôner Elisabeth, sa cruelle et perfide
geôlière. Maintes négociations s'étaient nouées dans ce dessein avec la Cour de
Rome et les partisans des Stuart en Écosse et à Londres même ; mais jusqu'ici,
les moyens d'action avaient manqué. Don Juan se faisait fon d'obtenir de
Philippe II la permission de lever une armée et d'équiper une flotte de
débarquement, mais la Providence en décida autrement.
Certes, le pape Grégoire XIII s'associa au projet, mais
Philippe II refusa. Au contraire de Don Juan et d'Henri de Guise, il se
souciait moins du catholicisme européen que d'une politique espagnole qui, sous
le rapport de la duplicité, n'était pas loin d'égaler la politique française
des derniers Valois... La France lui apparaissait comme une puissance
redoutable qu'il souhaitait voir s'enfoncer dans la guerre civile — fût-ce en
aidant aussi les protestants ! Il fit
des propositions au roi de Navarre et « pensionna » Jean-Casimir, l'Électeur
palatin que nous avons connu si prompt à s'immiscer dans les affaires
françaises. Nous étions donc fort loin de I'« internationalisme catholique » cher
au duc de Guise, dont le lignage était l'un des piliers : les princes
lorrains ne prétendaient-ils pas descendre de Charlemagne ? Revendication
essentiellement symbolique — mais à laquelle certains, nous le verrons, ne
manquèrent pas de faire subir quelques « distorsions » aussi
significatives que prémonitoires.
Pour en revenir aux destinées de la chrétienté, il faut bien
avouer qu’elles préoccupaient médiocrement Sa Majesté Très Catholique et le roi
Très Chrétien. Madrid, pas plus que Paris, ne souhaitait l’écrasement de
l'Angleterre, troisième force dont le poids pouvait être déterminant en cas de
conflit. En bref, Don Juan et le duc de Guise apparaissaient comme des gêneurs
aux trois cours ennemies.
Le traité de Joinville n'avait été pour le Lorrain qu'un
pis-aller, auquel l'avaient en somme contraint les réformés de France —
c'est-à-dire le futur Henri IV, Condé, et les représentants de La Rochelle —
qui avaient signé quinze jours plus tôt à Magdebourg un concordat avec
Élisabeth, Jean-Casimir, les protestants d'Allemagne et les calvinistes
suisses. Et à des fins qui, elles, allaient se révéler furieusement «
antinationales ». C'est l'intègre Sully, le célèbre ministre d'Henri IV et
calviniste sincère, qui le confie dans ses mémoires :
" Une partie des principaux chefs songeoient dès ce
temps-là plutôt à leur agrandissement particulier qu'à celui du roi [de
Navarre}, sans faire réflexion que leur fortune tenoit si bien à la sienne,
qu'il étoit impossible qu'ils réussissent s'il échouoit. Chacun se bâtissoit à lui-même
sa fortune hors du plan général. Dans une conférence plus particulière qui fut
tenue à Saint-Paul-de-Lamiate, on donna audience à un ministre docteur, envoyé
de l'Électeur palatin, nommé Butrick, où parut avec plus d'éclat cette désunion
des esprits. Le vicomte de Turenne y donna les premières marques de cet esprit
inquiet, double et ambitieux, qui formoit son caractère. Il avoit projeté, de
concert avec ce Butrick, un nouveau système de gouvernement, dans lequel ils avoient
entraîné messieurs de Constans, d'Aubigné, de Saint-Germain-Beaupré, de
Saint-Germain de Clan, de Bressolles et autres. Ils vouloient faire de la
France calviniste une espèce d'État républicain, sous la protection de
l'Électeur palatin, qui tiendroit en son nom cinq ou six lieutenants dans les
différentes provinces.
« En examinant ce projet, on conviendra aisément que le roi
de Navarre étoit quitte de toute reconnaissance envers ces messieurs, puisque
par ce plan on confondoit tous les princes du sang avec les officiers du parti
religionnaire, et qu'on les réduisoit à la qualité de simples lieutenants d'un
petit prince étranger. Ce n'est pas là la seule fois que le roi de Navarre a
trouvé des ennemis secrets dans son conseil, parmi ses créatures et ses serviteurs
en apparence les plus zélés, parmi ses amis même et ses parents. »
Sans doute comprendra-t-on désormais un aspect très «
opératif de la fonction des Guise, particulièrement bien placés en Lorraine
pour s'opposer à l'« invasion » des influences subversives dont l'Angleterre
élisabéthaine et le Palatinat étaient les relais essentiels — et dont une
certaine politique protestante ne constituait que la manifestation la plus
tangible et la plus extérieure, puisque l'enjeu véritable de l'affrontement
était d'ordre « subtil » et concernait au premier chef la perversion du courant
hermétique représentée par le rosicrucianisme dévié. Il convient ici de revenir
sur une des accusations portées contre les Guise : leur prétention
supposée de descendre de Charlemagne pour établir leurs droits à la couronne.
Écho déformé et délibérément malveillant d'une réalité traditionnelle : les
princes de Lorraine —poste avancé entre le Saint-Empire et la France — étaient
en quelque sorte chargés de « gérer » certaines relations entre ces deux
entités géopolitiques — relations dont nous savons déjà combien elles furent
toujours délicates et propices à toutes les subversions et récupérations
illégitimes.
Répétons-le, cet « héritage » carolingien des Guise devait
s'entendre selon l'esprit et non selon la lettre, et il s'éclaire alors à la
lumière d'un passage de Guénon, extrait de L'Ésotérisme
de Dante [16]. Commentant le mystérieux Veltro,
le « 515 » de Dante, Guénon conseillait d’y voir, non pas un personnage
déterminé, mais seulement « un des aspects de la conception générale que
Dante se fait de l’Empire […].
« […] ce Dux
peut bien être Henri de Luxembourg, si l'on veut, mais il est aussi, et au même
titre, tout autre chef qui pourra être choisi par les mêmes organisations pour
réaliser le but qu'elles s'étaient assigné dans l'ordre social, et que la
Maçonnerie écossaise désigne encore comme le "règne du Saint-Empire".
» II n'est donc nullement question ici d'une quelconque « dynastie » —
Charlemagne ne faisant qu'incarner, très logiquement, cette « idée » impériale,
au sens platonicien du mot. Les Guise eux-mêmes confirment la validité de notre
interprétation symbolique dans leur Réponse
par messieurs de Guise à un Advertissement : le Balafré y reconnaît
bien volontiers que le dernier de la race de Charlemagne mourut sans enfants
mâles, et il ajoute que « s'il était vray que ceux de Lorraine » descendissent
de ce dernier prince, et que sa maison eût des droits à son héritage, ce serait
d'abord au duc de Lorraine, puis au duc de Mercœur à se départager, avant que
ceux de Guise y puissent rien quereller ».
Voilà qui est net, et n'en rend que plus singulières les
imputations selon lesquelles les Guise eussent voulu s'emparer de la couronne.
On en retrouve d’ailleurs la substance, mais nullement sous forme d’accusation
— bien au contraire — dans un très énigmatique épisode qui doit nous retenir un
peu. Il a toutes les apparences en effet de mettre en place certains thèmes
dont le Prieuré de Sion, par exemple, ferait un jour ses choux gras. Nous
voulons parler de l’« affaire David ».
Durant l'été 1576, un certain Jean David, avocat sans talent
et sans causes, « factieux et turbulent », moqué par ses confrères, partit pour
Rome dans la suite de l'évêque de Paris Pierre de Gondi. Étant mort
opportunément à Lyon sur le chemin du retour, ses papiers furent saisis par les
autorités. Parmi eux, un mémoire de grande conséquence, indiquant tous les
plans et moyens d'action de la Ligue... et dont le seul défaut était son
caractère manifestement apocryphe, au point que le roi, averti, n'y aurait
attaché aucune importance. Il était par trop invraisemblable en effet que le
duc de Guise eût choisi un représentant aussi totalement discrédité, un aussi
piètre ambassadeur, pour obtenir du pape son consentement à la Ligue
(officiellement encore dans les limbes), alors même que son frère le cardinal
disposait à Rome de toutes les relations utiles. Il n'est que de lire le «
document » en question pour comprendre la nature véritable de cette
supercherie, qui évoque irrésistiblement la mythologie anticapétienne et
néo-mérovingienne si chère au Prieuré de Sion. Que disait donc notre factum
hyperbolique et provocateur ?
« L’issue des victoires réduites à une paix honteuse au
roy et préjudiciable à l'Église, avoit finalement fait cognoistre que, bien que
la race de Cappet eût succédé à l'administration temporelle du royaume de
Charlemagne, elle n'avoit point touttes fois succédé à la bénédiction
apostolique affectée à la postérité dudict Charlemagne tant seulement, mais, au
contraire, que comme ledict Cappet, usurpant la couronne, avoit violé par
oultre-cuydance la bénédiction de Charles et de ses successeurs, aussi il avoit
acquis sur soy et sur les siens une malédiction perpétuelle. »
L'auteur en voyait les signes dans les maux dont cette race
avait été frappée. Ses rejetons étaient des « gens stupides, abestys et de
néant », des hommes « proscripts et rejettés de la sainte communion ». Les descendants
de Charlemagne — lisez les Guise « estoient, au contraire, verdoyans, aymant la
vertu, pleins de vigueur en esprit et en corps pour entreprendre et exécuter
choses haultes et louables. Les guerres avoient servy à les accroître en
degrez, en honneur, en prééminence ; mais la paix les remettroit dans leur
ancien héritage du royaulme, avec le gré, consentement et eslection de tout le
peuple. »
Intéressante époque de transition, où les attaques
extérieures contre les structures traditionnelles s'accompagnaient des Prémices
d'une corruption par l’intérieur… Mais si celles-là avaient une finalité
immédiate, celle-ci porterait ses fruits empoisonnés à beaucoup plus long terme.
Et ce n’est certes pas par hasard que nous évoquions à l’instant le Prieuré de
Sion, à propos des Guise. Ouvrons donc L'Énigme
Sacrée de MM. Baigent, Leigh et Lincoln, à la page 156. Nous y lisons ceci :
« Pendant tout le XVIe siècle, et durant trois
générations entières, la maison de Lorraine et sa branche cadette la maison de
Guise, s'efforcèrent de renverser la dynastie des Valois pour s'emparer du
trône de France. [...]
Charles, cardinal de Lorraine, et son frère François, duc de
Guise, très près de réussir entre 1550 et 1560, étaient tous deux alliés à
Charles de Montpensier, connétable de Bourbon, cité par les Dossiers secrets comme grand maître de Sion jusqu'en 1527. Ils
étaient liés aussi à la famille des ducs de Mantoue et Ferdinand de Gonzague,
grand maître de 1527 à 1575, allait apporter aide et soutien à leurs divers
complots contre le trône de France. [...]» Quel dommage que, depuis la parution
de L'Énigme Sacrée, certain
aggiornamento ait fixé à 1681 l'origine du Prieuré de Sion, tant il est vrai
que la cohérence n'est pas le propre de la contre-initiation !
D'autre part, en disculpant les Guise des accusations de «
sectarisme », notre trio anglo-saxon ne manquait pas de rappeler que le
cardinal de Lorraine, au concile de Trente, « tenta de décentraliser la papauté
en donnant plus d'autonomie aux évêques locaux et en ramenant la hiérarchie
ecclésiastique à ce qu'elle était à l'époque mérovingienne »... Toujours à les
en croire, la lutte contre les princes régnants reprit en 1584, grâce au «
nouveau duc de Guise » et au « nouveau cardinal de Lorraine » - « aidés
par Louis de Gonzague, duc de Nevers, grand maître de Sion depuis neuf ans ». A
la page 31, une généalogie des ducs de Guise et de Lorraine renchérissait sur
ces propos déjà fort clairs, en accordant à Charles de Guise, cardinal de
Lorraine, la régence du Prieuré de Sion en 1557... Et pour faire bonne mesure,
on retrouverait un Charles de Lorraine grand maître du Prieuré en 1746, et un
Maximilien de Habsbourg-Lorraine également grand maître en 1780.
Si ces hauts personnages ne remplirent jamais — et pour
cause — la fonction qu'on leur attribuait, il n'en demeure pas moins que depuis
Henri de Guise, ainsi que nous le soulignions plus haut, le sang lorrain
s'était corrompu, vecteur d'autant plus propice aux influences pernicieuses
qu'il avait servi de « support » à tout un courant traditionnel. Et comme par
hasard, nous le savons aussi, cette déviation de la fonction « hermétique » de
la maison de Lorraine se manifesta dans le Razès, soulignant a contrario ce lien entre les deux
régions qui apparait en filigrane de nos investigations. En remontant cette piste
plus haut encore, nous avons mis au jour de très symboliques relations entre le
foyer corrupteur du Palatinat rhénan et les mystères pseudo-rosicruciens de la « caverne
des Pyrénées » et du Méridien du Sud. Or, est-il besoin de rappeler
justement combien Jean-Casimir et le Palatinat occupèrent l'esprit des Guise ?
Quant au signe manifesté en Razès, et marquant cette fois la
déchéance de cette noble famille, il s'agit bien sûr du mariage d’Henriette de
Joyeuse, châtelaine d'Arques et de Couiza, au pied de la colline de
Rennes-le-Château, avec Charles, duc de Guise, le fils du Balafré, mais non
point hélas son héritier spirituel, dont le précepteur, on ne l’a pas oublié,
n'était autre que le rosicrucien anglais
Robert Fludd, membre du triumvirat fondateur du rosicrucianisme dévié, et
revendiqué avec Valentin Andreae comme grand maître du Prieuré de Sion. Le
serpent se mordait la queue, et l'histoire elle-même offrait une trop belle
occasion aux modernes mystagogues de récupérer frauduleusement l'épopée des
Guise. Après tout, le « document » trouvé sur Jean David avait bien déblayé le
terrain. Tout juste suffisait-il, pour les besoins de la cause « sioniste », de
faire remonter un peu plus haut la généalogie des princes lorrains. Jusqu'aux
Mérovingiens par exemple... ils n'en seraient que mieux fondés encore à chasser
du trône les usurpateurs capétiens !
____________________________________
[1] L'année 1588, qui s'acheva par l'assassinat du duc de
Guise, avait été annoncée comme fort dangereuse — ce à quoi les troubles
politiques et les phénomènes naturels (éclipses et tremblements de terre entre
autres), ne contredirent pas. Le très sérieux de Thou s'en expliquait ainsi au livre
XC de son Histoire universelle : «
Jamais année [1588] n'avait été tant célébrée que celle-ci, non par des faux
oracles de quelques devins insensés, mais par les prédictions certaines des
plus habiles astronomes ; et il n'y en eut jamais aussi de marquée par des
événements si singuliers [...]. » D'autre part, la Fama Fraternitatis, ce manifeste du rosicrucianisme dévié du début
du XVIIe siècle, avait désigné indirectement l'année 1604 comme celle de la
découverte du caveau de Christian Rosenkreutz, donnant le signal de la réforme
générale. Or, le texte suivant, la Confessio
Fraternitatis, mettait cette réforme en relation avec de nouvelles étoiles
apparues justement en 1604 dans les constellations du Serpent et du Cygne, et
dont Johannes Kepler lui-même pensait qu'elles annonçaient des mutations
politiques et religieuses. (Cf. F.A. Yates,
La Lumière des Rose-Croix.) Et il est évident que ce qui excitait la fièvre
messianique des pseudo-rosicruciens, proclamant le pape Antéchrist, ne pouvait
que marquer un changement funeste pour l'ordre traditionnel du monde.
[2] L'Église au risque
de l'Histoire, éd. Criterion, 1984.
[3] Cf. Jacques Bainville, Histoire de France.
[4] La Lorraine ne fut annexée à la France qu'en 1766, à la
mort de Stanislas Leszczyinki. Il faut toutefois préciser que Claude de
Lorraine-Vaudémont avait reçu de sa tante Charlotte d'Armagnac le comté français de Guise. Les Guise, ainsi que
le souligne J. Dumont (op. cit.)
étaient donc des « Lorrains de France comme une certaine Jeanne d'Arc »...
[5] Histoire des Français, t, XIX.
[6] Dont il ne faudrait pas oublier qu'elle fut précédée en
1566 par le massacre de sang-froid, sans aucune provocation, des catholiques de
Nîmes par les protestants qui se sentaient puissants et pensaient ainsi « hâter
» leur victoire finale... Ayant eu lieu le 30 septembre, jour de la
Saint-Michel, cette tuerie fut appelée la « Michelade ». (CL J. Dumont, op, cit.)
[7] Les Guise, éd.
Hachette„ 1984.
[8] Non sans de bonnes raisons puisque l'amiral écrivait lui-même
à Catherine de Médicis qu'il « n'avait pas fort contesté contre ceux qui
montrèrent avoir telle volonté », et qu'il avait donné cent écus à Poltrot de
Méré pour que celui-ci s'achetât un bon cheval ! Au reste, Coligny, toujours à
l'adresse de la reine, « estimait que la mort du duc de Guise était le plus
grand bien qui pût advenir au royaume et à l'Eglise de Dite, personnellement au
roi et à toute la maison de Coligny ». (Cf. J. Dumont, op.cit.)
[9] Mémoires de Marguerite de Valois.
[10] Cf. Charles Cauvin,
Henri de Guise, le Balafré, éd. Mame, Tours, 1881.
[11] Joseph de Croze, Les
Guises, les Valois et Philippe Il, Paris, 1866.
[12] Op. cit.
[13] Op. cit.
[14] Cf. Maurice des Ombiaux, Le Dernier des paladins, Don Juan fils de Charles-Quint L'édition
d'art, Paris, 1926.
[15] Tome I, livre 2
[16] Chap. VII.
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