La Sainte Ligue

Au contraire de la Compagnie du Saint-Sacrement, dont les objectifs étaient essentiellement spirituels, la Ligue eut un caractère temporel et « technique », et mit en œuvre à cette fin le dépôt hermétique de la Sainte Église, qui en était l'inspiratrice cachée comme elle le serait de la Compagnie du Saint-Sacrement. La Ligue était structurée, à l'image de l'Ordre du Temple, sur le modèle de la triple enceinte, l'enceinte centrale étant « occupée » par sept évêques de la Sainte Eglise qui, bien sûr, ne laissèrent pas de traces. Dans la deuxième enceinte on trouvait entre autres Henri de Guise, qui au regard de l'histoire fut le moteur apparent de l'organisation. Honneur nullement immérité d'ailleurs pour cet initié aux petits mystères qui se révéla comme une figure véritablement « charismatique ». En témoigne ce portrait brossé par le Sieur de Varillas dans son Histoire de Charles IX (liv. . VI, t. II) :

« On remarquait dans toutes ses actions une douceur mêlée de hardiesse qui inspiroit le respect et la crainte à ceux qui le regardaient. Il était infatigable au travail, et de complexion si robuste que rien n'altérait sa santé. Il mangeoit peu, et cependant sa disposition pour les armes estait jointe avec une force et une agilité si prodigieuses que les fonctions de la guerre les plus pénibles des simples soldats ne l'incommodaient point ; et durant la paix il prenoit plaisir à nager, armé de toutes pièces, contre le courant d'une rivière rapide. »

Inutile de préciser que la « naissance » réelle de la Ligue est aussi difficile à déterminer que celle de la Compagnie du Saint-Sacrement. Extérieurement, la Ligue parisienne proprement dite fut d'ailleurs précédée, comme « spontanément », par des ligues provinciales d'une durée et d'une ampleur variables, la première (et la plus importante) ayant eté créée en 1576 par d'Humières, en Picardie. C'était la bourgeoisie (jouant là un de ses meilleurs rôles historiques...), le peuple et le bas-clergé qui le plus souvent prenaient l'initiative ; le pouvoir royal — en l'occurrence Henri III et sa mère la calamiteuse Catherine de Médicis — semblait en effet se désintéresser de plus en plus des choses de l'État, et cette apathie (qui selon un paradoxe apparent accompagnait la dérive absolutiste et « bureaucratique » inaugurée par Philippe le Bel) livrait la France à la triste engeance des mignons » sans foi ni loi, en attendant de l'abandonner complètement aux huguenots fort agressifs, et, on l'a vu, appuyés par l'Angleterre et les princes allemands. Ce qui révoltait le sentiment majoritaire d'un peuple encore profondément catholique, et pour cela réceptif à des inspirations sans lesquelles ne saurait s'expliquer par exemple l'incroyable popularité du duc de Guise.

 Avant, en effet, qu'une « barrière cyclique » dont nous pouvons peut-être déterminer la date [1], ne rende impossible toute action temporelle d'envergure (traditionnelle il va sans dire), la Ligue exalta le côté positif de cette réceptivité populaire, dans une ultime tentative pour retarder à l'intérieur la perversion « monarchique », endiguer la furieuse poussée huguenote, et pour prolonger à l’extérieur une véritable chrétienté, de concert avec l’Empire et l’Espagne, et contre l’Angleterre et les princes allemands. En une époque où le sentiment national ne s’était pas encore « figé » en un nationalisme inacceptable, cette double action était parfaitement comprise par le peuple.

Que celui-ci, en cette occurrence, se soit tourné vers  « le Balafré », s'explique aisément par un coup d'œil rétrospectif sur l'histoire fort troublée de la France sous les derniers Valois. En paix avec ses voisins, elle se déclara la guerre à elle-même, et une grande partie de la noblesse réagit selon la dialectique de Charybde et Scylla aux avancées antiféodales et absolutistes de la monarchie française : largement convertie au protestantisme, elle prit les armes et les fit prendre à ses vassaux, appela l'étranger et alluma la guerre civile au nom de la liberté de conscience. En dehors d'un pouvoir royal mimé de l'intérieur, les huguenots virent immédiatement se lever une armée de catholiques aussi ardents et résolus à défendre leur tradition que les premiers mettaient de fanatisme à propager les doctrines de Luther et Calvin. C'est à dessein que nous avons parlé de fanatisme. Comme l'écrit Jean Dumont dans un indispensable et salubre ouvrage [2], la réaction catholique devant la Réforme ne peut se juger avec équité, si l'on ne constate pas que l'irruption de la Réforme fut alors celle de la violence [...] Aucun réformé ne peut d'ailleurs le nier : la Réforme fut à son début volonté explicite et active de détruire la "Babylone romaine". Non une prédication irénique, mais un combat, animé par ce qu'il faut bien appeler une haine. Que cette haine ait pu être partiellement fondée sur le juste dégoût de certains abaissements de l'Église, à l'époque de la première Renaissance, est une autre question.  Le dégoût de semblables abaissements avait produit avant la Réforme, et produira après, de fréquents appels à réformer l’Eglise sans la détruire, tout au contraire en la fortifiant. La Réforme, elle, veut faire disparaître l’Eglise, en imposant cette disparition par la force aux catholiques eux-mêmes.

[...] Dès 1520, Luther, maître à penser des réformés strasbourgeois, traite la Rome pontificale de "rouge putain de Babylone", de "prostituée ivre, mère de l'impureté". Du pape, il écrit que "sa perversité dépasse celle du dragon infernal et de toute l'infamie des suppôts du diable". Et cette haine se traduit tout de suite par l'appel à la violence la plus directe et la plus débridée "Pourquoi n'attaquons-nous pas ces néfastes professeurs de ruines, les papes, les cardinaux, les évêques et toute la horde de la Sodome romaine, avec toutes les armes dont nous disposons, et ne lavons-nous pas nos mains dans leur sang" ? [...] C'est si clair que les disciples de Luther ont tout de suite compris [...]. Avant même que les réformés strasbourgeois ne s'attaquent aux lieux de culte de leurs compatriotes catholiques, le plus proche disciple de Luther, Karlstadt, saccage les églises de Saxe. Et Ulrich von Hutten s'adresse ainsi aux chevaliers et bourgeois allemands : "Je fais appel à vous, fière noblesse ! Vous aussi, bonnes villes, soulevez-vous ! Vous, lansquenets, vous braves chevaliers, venez, nous étoufferons la superstition." Ou encore "Rome, la grande prostituée, doit être réduite en poudre [...]. Notre dessein ne peut aboutir sans effusion de sang ". »

En France cette violence se déchaîna dans un contexte particulièrement « propice ». Soldats et capitaines avaient rapporté de leurs campagnes italiennes des habitudes de plaisirs raffinés et de débauches inavouables : les combats fratricides rallumèrent ces passions et ces vices dans une soldatesque indisciplinée, dont le courage à l'assaut des villes était surtout excité par l'appât du pillage et des viols. Or il n'y avait personne sur le trône de France pour endiguer cette tempête qu'Henri II avait contribué à susciter chez les autres, et que la justice immanente faisait maintenant souffler sur le royaume. Alors que la Réforme n'avait pas encore sérieusement troublé la France, en effet, l'Allemagne et l'Angleterre étaient déchirées par des conflits religieux dont Henri II profita pour pousser ses pions contre l'Empire — cette cible constante des visées antitraditionnelles de la monarchie française dévoyée. Turcs, République de Venise, princes allemands et italiens, voilà les alliés que la diplomatie française se chercha en hâte. Le roi de France prit le titre de défenseur des libertés germaniques, ce que Marillac traduisit avec un cynisme avoué « Tenir sous main les affaires d'Allemagne en aussi grande difficulté qu'il se pourra. » Henri II lui-même était encore plus concis et brutal, qui souhaitait tout simplement « le grabuge [3] ».  Il n'avait pas hésité à publier un manifeste en français et en allemand décoré d’un très prémonitoire bonnet phrygien entre deux poignards, avec pour devise : « Liberté ». Pouvait-on rêver symboles plus explicites ? Le choc en retour allait ensanglanter durablement la France.

François II, enfant maladif, fut contraint de confier le pouvoir à ses oncles les Guise, appartenant à la branche cadette de la Maison die Lorraine, et qui étaient déjà les chefs du parti catholique. Mais si François de Lorraine, duc de Guise, fut un grand homme de guerre, un habile politique et un loyal chevalier, son origine « étrangère [4] », ses exploits et même les immenses services qu'il rendit a sa patrie d'adoption lui suscitèrent de nombreux et implacables ennemis. En outre, son action au gouvernement était traversée par l'influence néfaste de Catherine de Médicis, qui lui opposait une ambition jalouse et intrigante proportionnée à sa médiocrité, et soutenue par des influences « magiques », dont le sinistre Cosme Ruggieri fut le véhicule le plus connu sinon le plus efficient.

A la mort de François II,  Catherine de Médicis manœuvra de telle sorte, entre les Guise et les Châtillon, les Bourbons les Montmorency, que tous furent obligés d'abdiquer le pouvoir entre ses mains. Si elle ne posséda jamais, sous Charles IX, le titre régente qu'elle convoitait, elle n'en eut pas moins constamment la direction suprême des affaires de l'État, pour le plus grand malheur de la France. Trop pusillanime pour braver en face les puissants seigneurs dont elle redoutait l'influence et la domination, trop vulgairement ambitieuse pour chercher parmi eux un appui franc et solide pour le trône de son fils, et trop vindicative pour pardonner à ceux qui avaient contrarié ses projets, elle voulut annihiler leur puissance en semant les pièges sous leurs pas et, au lieu de se les attirer en faisant appel à leur courage ou à leur talent, elle préféra les tenir sous une sorte de joug méprisable en leur facilitant elle-même la satisfaction de leurs vices.

En ce temps de guerres farouches où presque tous les seigneurs et gentilshommes combattaient dans l'un ou l'autre camp, les femmes étaient dangereusement exposées dans des châteaux gardés seulement par quelques serviteurs. La plupart de ces seigneurs envoyèrent donc à la Cour leurs filles ou leurs sœurs pour les mettre à l'abri d'un coup de main de l’ennemi, et ce fut parmi elles que Catherine de Médicis recruta ses filles d’honneur, dont elle fit – en place de les protéger – les instruments dociles de sa politique perverse.

Cette reine indigne dispensa en outre très inégalement son affection à ses enfants. Il ressort clairement de tous les actes de sa vie qu'elle ne témoigna jamais une tendresse bien vive à François II ni à Charles IX, et moins encore au duc d'Alençon. Quant à sa fille Marguerite, Ia célèbre « reine Margot », elle parut d'abord la prendre en grande amitié, avant de s'en détacher brusquement lorsque la jeune princesse témoigna — quoi qu'elle en dise dans ses Mémoires — une affection un peu trop vive pour le brillant duc de Guise, qu'il avait été question un moment de lui faire épouser. En revanche, tout ce que le cœur de Catherine de Médicis pouvait contenir d'amour maternel était donné à Henri, duc d'Anjou et futur Henri III. Son plus grand chagrin fut de le voir partir pour la Pologne, dont il fut un roi très éphémère, et sa plus grande joie de le rappeler pour poser sur sa tête la couronne de France. Ce qui ne l'empêcha pas de l'élever au milieu d'une Cour corrompue qui lui offrait tous les jours les exemples les plus pernicieux, ni de charger Mme de Châteauneuf de l'espionner constamment...

C'est dans ce contexte délétère que doivent être réévaluées les responsabilités des guerres civiles qui enténébrèrent le XVIe siècle, et particulièrement de l'horrible boucherie de la Saint-Barthélemy. Les premiers fauteurs de désordre, nous l'avons vu, furent sans conteste les Princes et seigneurs protestants, ourdissant leurs complots, recherchant les alliances étrangères les plus antitraditionnelles et les plus nuisibles à l'intérêt national, avant de lever enfin l'étendard de la révolte. L'historien protestant Sismondi est lui-même contraint de reconnaître que « la confédération protestante et les alliances qu'elle contractait avec les étrangers étaient contraires à la paix du royaume et à l'exercice de l'autorité royale [5] ».

La cause seconde réside dans les mœurs que Catherine de Médicis, en digne descendante des banquiers florentins, propagea à la Cour, et dans les moyens de corruption dont elle usa pour régner : mœurs qui corrompirent ses propres enfants, moyens dont elle usa contre eux-mêmes, afin de les tenir toujours sous sa domination.

Telle était la situation politique et morale de la France lorsque le duc de Guise fut appelé à prendre la place que lui valaient ses éclatants mérites, à la tête du parti catholique. Malgré, donc, leur origine « étrangère », les Guise étaient les plus populaires, les plus aimés de tous les seigneurs du temps. Cette popularité remontait au début du règne de François Ier, lorsque Claude de Lorraine-Vaudémont, le chef de la Maison de Guise, s'était illustré par sa bravoure, ses talents militaires et son habileté politique. En 1552, il avait protégé Paris contre les Anglais, et son action en Lorraine, face à une révolte paysanne d'inspiration luthérienne, lui avait valu les félicitations du pape et du parlement de Paris. En 1538, ce champion du catholicisme maria sa fille Marie au roi d’Ecosse Jacques V — inaugurant ainsi une alliance dont nous mesurerons plus loin les enjeux.

Quant au fils aîné de Claude, François de Lorraine, s'il fut sans contredit le plus grand capitaine de son siècle, il reste aussi, par la noblesse de ses sentiments et la droiture de son caractère, la plus belle et la plus sympathique figure de l'époque. Son assassinat par Poltrot de Méré dévasta le cœur de son fils de treize ans, Henri, alors prince de Joinville, qui l'adorait. Venu à Orléans avec sa mère pour assister à sa victoire sur les protestants, il y recueillit son dernier soupir, au milieu d'une armée muette de désespoir, de tout un parti qui jeta sur l'orphelin des regards ou l'espérance se mêlait à l'inquiétude. Celle-là allait très vite supplanter celle-ci. Henri était le digne fils de son père, paré de tous les dons et déployant, pour les plus humbles comme pour les plus grands, une séduction irrésistible, à laquelle Henri III lui-même n'échappa pas, avant que ses « mignons » qui bien sûr haïssaient le duc de Guise comme leur exact opposé — ne l'alertent sur la puissance et l'autorité du Balafré dans le royaume. Voulant percer le mystère de ce charme tout-puissant, le roi demanda un jour « mais que fait donc le duc de Guise pour enchanter tout le monde ? -  Sire, lui fut-il franchement répondu, il fait du bien à un chacun ; où ses bienfaits ne vont pas directement, ils y arrivent par réflexion ; quand il n’a pas l’occasion d’obliger par des effets, il oblige par des paroles ; il n'est point de fête qu'il ne célèbre, point de baptême où il ne soit parrain, point d'enterrement où ii n'aille ; il est civil, humain, libéral, ii caresse tout le monde, ne parle mal de personne ;  en un mot il a l'éclat et l'autorité du roi ! »

Un tel homme ne pouvait manifestement pas être l'instigateur de la Saint-Barthélemy [6]. En effet, comme l'écrit jean-Marie Constant [7] : « On a depuis longtemps fait justice de la thèse de Lucien Romier qui blanchissait les Valois et incriminait les Guise. » Imputation d'autant plus calomnieuse que si ce jeune homme de vingt-deux ans mit hélas la main au meurtre de l'amiral de Coligny — l'inspirateur, à ses yeux, del’'assassin de son père — il sauva en les recueillant une centaine de Protestants, dont la fille du Chancelier de L'Hospital, pourtant ennemi capital de son oncle le cardinal. Il protégea aussi un membre de la famille Crussol, qui allait d'ailleurs se convertir et s'incorporer au « clan». Le huguenot La Popelinière, cité par Jean Dumont, confirme le rôle des Guise : « Entre autres seigneurs français qui furent marqués d’avoir garanti la vie a plus de confédérés [huguenots] les ducs de Guise, d’Aumale [son oncle] […] les obligèrent plus. » Les protestants, d’une façon générale, ne s’y trompèrent pas, dont les pamphlets épargnèrent les Guise et accablèrent Catherine de Médicis. A juste titre. D’ailleurs, pour ses instigateurs apparents (car, nous allons le voir, la contre-initiation ne pouvait être étrangère à un tel forfait), la Saint-Barthélemy n'eut même pas la religion pour prétexte. La haine de Catherine de Médicis, de Charles IX et du duc d'Anjou, futur Henri III, pour les huguenots, prenait sa source dans les dangers que Coligny, Condé et les seigneurs réformés avaient fait courir à la monarchie, depuis la conjuration d'Amboise jusqu'au jour où ils avaient livré Le Havre aux Anglais.

Si les derniers événements qui précédèrent la tragédie furent l’œuvre de Catherine de Médicis, celle-ci avait familiarisé son fils depuis longtemps avec l'idée de ce massacre général. Il n'est point douteux en effet que la mort de Coligny et des principaux seigneurs huguenots a été résolue dès la traîtresse paix de Saint-Germain, signée le 2 août 1570, et qui accordait aux protestants des avantages dont ils furent les premiers surpris : amnistie générale et grâce entière, droit à toutes les charges de l'État, restitution des biens confisqués, libre exercice de leur religion dans les faubourgs de deux villes par province, excepté à Paris et à la Cour, et enfin quatre villes, dites de sûreté, où pendant deux ans ils désigneraient eux-mêmes gouverneurs et garnison, avant de remettre ces places sous l'autorité du roi. Les protestants choisirent La Rochelle, Montauban, Cognac et La Charité.

Après la signature de cette paix, la reine de Navarre, les jeunes princes et nombre de seigneurs confédérés se retirèrent à La Rochelle, qui, après avoir été un très important port templier, devint la capitale de la France protestante, pouvant traiter avec le roi de puissance à puissance.

 Les catholiques murmurèrent en apprenant qu'après tant de batailles gagnées et de sang répandu, les protestants tiraient je si grands bénéfices d'une campagne de deux ans, dans laquelle ils avaient presque toujours eu le dessous. Montluc en particulier laisse éclater dans ses Mémoires une violente indignation. Quant aux protestants, ils se demandaient très lucidement si toutes ces largesses ne cachaient pas quelque piège diabolique, et restaient sur le qui-vive.

Les ténébreux  desseins de la Cour n'épargnaient pas Henri de Guise, à qui le Henri III feignit d'« offrir sa « sœur » Marguerite de Valois, pour mieux s'indigner de l'idylle nouée par ses soins et faire partager cette fausse colère à son frère Charles IX, qui ne s'abandonnait que trop facilement à de furieux emportements. Ainsi le duc de Guise, désigné par le roi (déjà...) au glaive du duc d'Angoulême, fils naturel d'Henri II, n'échappa-t-il au piège que parce que le bâtard (inquiet des conséquences) et Marguerite (excitée par de plus tendres alarmes) le lui révélèrent conjointement et secrètement... Episode qui illustre assez les sentiments nourris par une Cour qu'aveuglaient les turpitudes du jeu politique, à l'égard des catholiques aussi bien que des protestants.

Guise, marié et retiré à Joinville, le roi et la reine disposèrent de la main de Marguerite en faveur d'Henri de Béarn, le futur Henri IV, malgré Philippe II d'Espagne qui voulait marier cette princesse au roi de Portugal. Charles et sa mère craignaient que Marguerite ne se montrât rebelle à leur projet, mais elle se contenta de répondre qu'elle n'avait ni volonté ni choix que ceux de sa mère, et qu'elle la suppliait seulement de se souvenir qu'elle était fort catholique [9] » C'était le premier « mariage mixte », et sans dispense du pape, ce qui faisait scandale. Charles IX n'hésita d'ailleurs pas à forcer le consentement de sa sœur, et à Notre-Dame, où elle était assaillie par les scrupules, on raconte que le roi lui inclina la tête de force au moment du « oui » sacramentel. (Cette belle et spirituelle princesse trouvait là par anticipation bien des excuses à une vie sentimentale qui se révélerait très riche...) Ce qui se voulait le symbole de la réconciliation des Français montrait là son véritable caractère.

En fait de réconciliation, c'est une extermination réciproque des deux partis que souhaitait Catherine de Médicis, enveloppant dans les filets de son effroyable complot, aussi bien les Guise et les catholiques que les Montmorency, Coligny et les protestants. La reine mère vouait même aux Guise une exécration toute spéciale, ne leur pardonnant pas de l'avoir maintes fois humiliée sous Henri II ; et le conseil, lorsqu'il se réunissait chez elle, s'épargnait au moins les faux-semblants

« Si les protestants entreprennent de venger la mort de Coligny, eux et les Montmorency, se trouvant les plus faibles, seront exterminés par la populace ; mais ce ne sera pas sans qu'il en coûte beaucoup à leur ennemis. Pendant ce temps-là, le roi fera venir beaucoup de troupes au Louvres, et, après avoir été spectateur du combat, lorsqu’il sera fini, il attaquera les vainqueurs, affaiblis et las de tuer ; sous prétexte qu’ils auront excité cette sédition et pris les armes sans son ordre, il les fera tous massacrer sans en laisser échapper un seul ; il fera en même temps main basse sur les seigneurs qui auront été attachés à quelqu’un des partis, parce que, tant qu’il en restera quelqu’un, il y aura toujours des plaintes et des murmures contre la reine, que les séditieux veulent à toute force éloigner du gouvernement sous prétexte qu’elle est étrangère [10]. »

Il ne s'agissait plus que de choisir l'assassin de Coligny, qui déclencherait  ce processus infernal, et d'agir promptement avant que la victime désignée ne parte pour La Rochelle avec tous les seigneurs huguenots. Comme le piège exigeait que Guise fût compromis, on lui révéla, du complot, le peu qu'il lui fallait savoir pour jouer son rôle. De quoi s'agissait-il ? De faire périr Coligny comme Coligny avait fait périr ce père qu'il chérissait tant. Si le désir de vengeance étouffa la voix de sa conscience, nous savons déjà que malgré ses vingt-deux ans, il ne se serait pas entraîner dans un carnage excité par la contre-initiation, véritable massacre des innocents dont la finalité, bien au-delà de la ténébreuse politique de la Cour, était la destruction, non pas « physique », mais « subtile », du véritable protestantisme, qui constitue (comme le catharisme) une modalité du nestorianisme. Il est désigné par Guénon dans sa correspondance avec Jean Tourniac, lorsque, à propos justement du protestantisme, il écrit « Ceci me fait penser à une autre chose énigmatique : dans le roman du Saint-Graal, il est souvent question d'une succession "extra-apostolique", si l'on peut dire, procédant de Joseph d'Arimathie ; il est bien difficile de savoir à quoi cela peut correspondre au juste, mais en tout cas je ne pense pas que cela puisse avoir un rapport quelconque avec l'ordre ésotérique. »

Dans une autre lettre, adressée à Denys Roman le 31 juillet 1948, Guénon se livrait encore, à propos des sympathies luthériennes de Dürer (qui « a sûrement été rattaché à certaines organisations d'initiation artisanale »), des considérations qui, au-delà des origines du protestantisme « extérieur » (… et par là même illégitime), ne pouvaient viser que ce protestantisme « caché ››, qui naquit d'ailleurs à la même époque :

« […] il est vrai qu'il ne faut pas toujours s'en rapporter aux apparences extérieures, qui recouvrent quelquefois des choses bien différentes ; et, quand vous dites qu'il y a protestants et protestants, il y a en effet, même en dehors de ce que vous citez, des indices qui pourraient le donner à penser. A ce propos, j'ai entendu dire autrefois au chanoine Paquier, qui s’était fait une spécialité de l’étude de luther ; d’après lui, les thèses soutenues par celui-ci étaient en réalité tout à fait courantes depuis longtemps dans l'Ordre des Augustins auquel il appartenait, et les causes de la rupture avec Rome auraient été beaucoup moins doctrinales que politiques, si bien que la responsabilité devrait en être imputée non pas à Luther lui-même, mais à certains princes allemands qui se seraient servis de lui pour leurs propres fins ; et il en donnait notamment comme preuve que le général des Augustins, Scripando, soutint au concile de Trente des opinions à peu près identiques à celles de Luther, et plus modérées dans la forme seulement, et que, bien loin d'être excommunié ou même blâmé pour cela, il fut au contraire fait cardinal ! D'un autre côté, le pasteur Lecerf, professeur à la Faculté de Théologie protestante, qui était strictement calviniste et n'aimait pas le luthérianisme, soutenait que la théologie de Calvin était au fond en parfait accord avec celle de saint Thomas, et lui-même n'hésitait pas à se déclarer ouvertement thomiste. L'opposition de Luther et de Calvin n'aurait été en somme, d'après cela, qu'une nouvelle forme de celle de l'augustinisme et du thomisme. Tout cela est évidemment très loin de l'esprit ultra-moderne des protestants dits "libéraux"... »

A ne considérer même que l'évolution du protestantisme « historique », il existe un abîme entre la justification par la foi prônée par Luther, son insistance sur le mystère de Dieu, et l'« activisme » social à quoi se réduit trop souvent de nos jours une religion purement « horizontale ». Quant à son célèbre « Pecca fortiter et fortius crede »  (« Pèche fortement et crois plus fortement encore »), qui ne constitue nullement un appel à la débauche, mais exhorte, pour échapper au néant de la nature individuelle, à s'en remettre à la Miséricorde du Christ, il est certes aux antipodes d'un plat moralisme — dont les pays anglo-saxons ont assez montré combien il savait se faire arrogant et dictatorial ! Luther (au-delà de ses inacceptables et funestes outrances) avait en fait beaucoup mieux compris l'augustinisme que ne le feraient plus tard les jansénistes, exemples vivants du danger de certaines formulations doctrinales en des époques où s'obscurcit le miroir de l'intellect. La thèse, métaphysiquement évidente, de la prédestination absolue, ne suscite en effet désespoir ou faux élitisme — également mortifères — que si l'on oublie cette révélation qui abolit dans la prise de conscience du jeu divin toutes les angoisses attachées à l'illusion de la « séparativité » : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé »…

Quant aux indulgences contre lesquelles s'éleva Luther, elles étaient effectivement dépourvues de tout fondement traditionnel, fût-il le plus exotérique.

Certes, le protestantisme « visible », né sous des auspices très « temporels », se perdit finalement sur le plan spirituel, en opposant à la « paganisation » dont fut victime l’Eglise pendant la Renaissance, l’aspiration intolérante et non moins illégitime à une « pureté » obsessionnelle, annonciatrice de toutes les étroitesses et incompréhensions « exotéristes », et qui répudiait en fait le pouvoir d'intégration, de récapitulation, et la vocation universaliste d'un catholicisme conforme à son étymologie. Mais cette dialectique perverse, hélas trop fréquente, suggérait elle-même, de façon à peine paradoxale, une origine dont le mystère ne pouvait être nié. Guénon, là encore, la désigne très discrètement, par-delà certains épisodes historiques, dans une lettre à Denys Roman en date du 11 novembre 1949 :

« Pour en revenir à la question principale, il est certain que l'échec des tentatives de redressement du Catholicisme peut avoir amené à chercher une autre solution ; ce qui est seulement étonnant dans ce cas, c'est que la Réforme ait eu des suites si peu heureuses au point de vue traditionnel... Il est vrai qu'il y a aussi, par contre, le fait qu'il semble, comme vous le dites, y avoir eu, depuis le XVIe siècle, un nombre assez considérable d'initiés authentiques parmi les protestants ; mais cela ne s'expliquerait-il pas, au moins dans une certaine mesure, par l'hostilité croissante des autorités catholiques à l'égard de tout ésotérisme ? »

Le protestantisme «caché » auquel Guénon pensait manifestement en écrivant ces lignes préserva en effet, face aux désordres romains, une dimension pleinement légitime du christianisme, aux côtes du catholicisme et de l'orthodoxie. Il est donc logique que la contre-initiation s'en soit « occupée » en fomentant contre lui la Saint-Barthélemy, qui fui en somme la matérialisation sanglante d'une action visant essentiellement l'« âme » de cette tradition. (La révocation de l'édit de Nantes par Louis XIV aurait pareillement de graves répercussions sur le « protestantisme « caché », temporairement privé d'influences spirituelles.)

Que la Cour elle-même eût en l'occurrence constituée un simple « relais » inconscient des véritables enjeux, on peut le voir à la façon dont la situation échappa finalement à Catherine de Médicis. (Jouant l’apprentie sorcière, elle resta néanmoins fidèle à son personnage en ne se montrant pas insensible à la part de butin que certains pillards daignèrent mettre de côté pour la Cour !)

Même si le plan royal allait révéler sa faiblesse, Charles IX, conformément à ce qui avait été décidé, écrivit le lendemain aux gouverneurs des provinces pour leur annoncer l'événement et en rejeter la responsabilité sur Guise. Mais — signe de la confusion qui régnait en « haut lieu » — des courriers n'en partirent pas moins pour toutes les provinces afin d'y organiser les mêmes massacres — qui furent terribles à Meaux, Bourges, Orléans, Toulouse, Rouen, Angers, et dans plusieurs petites villes. Hâtons-nous d’ajouter, pour l’honneur de ces temps troublés, qu’un grand nombre de gouverneurs refusèrent énergiquement d'obéir à l'ordre royal et que, dans une multitude de villes martyres, les églises et les presbytères catholiques servirent de refuge aux protestants.

Saint-Méran, gouverneur en Auvergne, écrivit superbement au roi : « Sire, j'ai reçu un ordre, sous le sceau de Votre Majesté, de faire mourir tous les protestants qui sont dans ma province. Je respecte trop Votre Majesté pour ne pas croire que ces lettres sont supposées, et si ce qu'à Dieu ne plaise, l'ordre est véritable, je la respecte encore trop pour lui obéir. » Le comte d'Orthez, commandant à Bayonne, répondit lui aussi au roi qu'il avait trouvé des soldats, mais pas un seul bourreau... L'évêque de Lisieux, le jacobin Jean Hennuyer, sauva les protestants de son diocèse et déclara au lieutenant du roi : « Ce sont mes ouailles ; quoiqu'elles soient égarées, je ne les méconnais point, et j'espère les ramener au bercail. » Sigoynes, gouverneur de Dieppe, aussitôt l'ordre reçu, fit rassembler tous les habitants à l'hôtel de ville, sans distinction de culte, et leur dit que cet ordre ne concernait que les calvinistes rebelles et séditieux, et que, grâce à Dieu, il n'en restait plus dans Dieppe... « Enfants du même Dieu, conclut-il, vivons en frères, et ayons les uns pour les autres la charité du bon Samaritain. Tels sont mes sentiments ; j'espère que vous les partagerez. » Il faut encore citer le comte de Tendes en Provence, Gorde en Dauphine, Mandelot à Lyon, de la Guiche à Mâcon, de Bouillé en Bretagne, Tannegui le Veneur. Matignon, Villeneuve, qui, au péril de leur propre vie, refusèrent obéissance aux ordres de la Cour.

Leur crime accompli, Catherine de Médicis et ses conseillers aperçurent que tout ce que le parti protestant avait perdu, le parti de Guise l'avait gagné. La tactique convenue avait en effet très vite révélé à ses tristes concepteurs une faille majeure : rejeter sur les princes lorrains la responsabilité du massacre ne lavait pas le roi du sang répandu, mais témoignait trop, en revanche, de son impuissance. Sur le pian politique, et pour reprendre la cynique formule que Talleyrand appliquait à un autre contexte : la Saint-Barthélemy était plus qu'un crime, c'était une faute. Dès lors, nous l'avons vu, le seul moyen pour Charles IX de préserver l'autorité royale était de se contredire et de déclarer que tout ce qui s'était passé était conforme à ses ordres. Il s'y résolut d'autant mieux qu'il craignait plus d'être méprisé que haï. C'est que son irrésolution l'exposait plutôt à la première éventualité : la veille du massacre par exemple, au moment mère passer des « abstractions » politiques à la terrible exécution, sa mère avait dû le traiter de lâche pour qu’il consentit à se parjurer et à livrer à la soldatesque et à la populace Coligny, ce vieillard qu’il appelait « mon père », et ce loyal Téligny, et ce brave « Foucauld » (La Rochefoucauld), en un mot, tous ces fiers gentilshommes. Vaincu, il s’était écrié : « Faites, mais qu’il n’en reste pas un pour me le reprocher. Sa conscience s’en chargerait, et ses nuits furent désormais traversées de flots de sang, amoncelant devant lui des corps dont les plaintes le réveillaient en sursaut. Sa mort prématurée autant que suspecte et l'avènement d'Henri III allaient encore précipiter la désagrégation du royaume. Seuls, la Ligue et les Guise pouvaient s'y opposer.

La « monarchie » française ne le permit pas, et c'est très symboliquement au château de Blois qu'Henri III perpétra son forfait. Pour assassiner traîtreusement un héros, il eut l'idée incongrue de s’adresser à un vrai gentilhomme, Grillon — qui, quoique ennemi de Guise, rappela bellement au roi certaines vérités premières : « Sire, je suis bien serviteur de Votre Majesté ; ma fidélité, mes devoirs et mes services lui sont acquis ; mais je fais profession de soldat et de chevalier. En cette qualité, s'il lui plaist que je fasse appel au duc de Guise et que je me coupe la gorge avec luy, me voilà prest à le faire. Mais de dire qu'en ceste mort je me doive servir d'exécuteur de votre justice, c'est une chose qui ne s'accommode pas bien à un homme de ma condition et que je ne feray jamais. »

Pour une telle entreprise en effet, l'épée d'un soldat ou d'un gentilhomme n'était pas de mise, mais seulement le poignard des estafiers d'Henri III, les Quarante-Cinq, qui s'acquittèrent avec enthousiasme de leur lâche besogne, le 23 décembre 1588, dans les appartements du roi qui avait fait acheter douze poignards chez un « fourbisseur » de Blois. La nouvelle en était d'ailleurs parvenue jusqu'à Guise, déjà parfaitement informé du danger qui le menaçait et qui avait néanmoins refusé de fuir : « Je ne veux pas sauver ma vie aux dépens de mon honneur et de mes amis. » A son cousin Elbeuf qui, la veille du crime, était encore venu l'exhorter à la prudence, il avait répondu : « Pour recevoir les fruits prochains de la bonne résolution des estats, s'il est besoin d'y perdre la vie, c'est chose à quoy je suis déjà fort résolu ; voire quand j'en aurois cent, je les vouerois toutes au service de Dieu, de son Eglise, et soulagement du paulvre peuple, dont j'ay grandissime pitié. »

La nouvelle de sa mort plongea Paris dans le désespoir. Le peuple, pieds nus, exprima sa douleur dans une multitude de processions, dont la principale rassembla plus de cent mille personnes qui portaient toutes un cierge de cire jaune. Du cimetière des Innocents l'on se rendit à Sainte-Geneviève, et en entrant dans l'église chacun éteignit son cierge en disant « Dieu éteigne ainsi la race des Valois »
Mais ne nous y trompons pas : les catholiques du XVIe siècle n'ont pas levé l’étendard de la tradition sous l’impulsion des Guise ; ils ont seulement confié à ces derniers cet étendard déjà brandi par eux. Le successeur de Clovis, Philippe Auguste et Saint Louis, s’avouant tacitement impuissant à défendre les structures sacrales léguées par ses ancêtres, le peuple, dûment inspiré, offrit à celui qui était le plus digne de le commander le soin de prendre cette défense.
Extérieurement, c'est vers la fin de 1581 que se constitua la Ligue proprement dite, même si, nous l'avons vu, elle fut précédée en province de créations apparemment spontanées. Elle s'organisa à Paris par les soins de Charles Hotman, sieur de Rocheblond, des curés de Saint-Benoit, Boucher, et de Saint-Séverin, Prévost, et d'un chanoine de Soissons, Launoy. Les premières réunions décidèrent que tous les catholiques parisiens s'uniraient en une association ayant pour but de combattre l'hérésie, de contraindre le roi à réformer les abus dont le peuple souffrait, et d'empêcher l'accession au trône d'un prince ne faisant pas profession de catholicisme. A cet effet, la ville fut divisée en cinq arrondissements commandés par des « quarteniers » : un marchand, Campan, un procureur de la cour de l'Église, de Crucé, un maitre des comptes, plus tard prévôt des marchands, la Chapelle -Marteau, un commissaire au Châtelet, Louchard, et un commissaire au Parlement, Bussy-Leclerc. Ils s'adjoignirent onze autres catholiques qui formèrent ainsi « les Seize », sorte de gouvernement occulte doté d'un conseil, d'un budget et d'une armée. Le conseil était composé des quarteniers, élus par le peuple ; le budget était entretenu par les subsides volontaires que s'imposaient les affiliés, et l'armée était recrutée dans le peuple.

« Liés les uns aux autres par le serment, ils s'engageaient, au péril de leur vie et au sacrifice de leurs biens, à s'opposer à la royauté d’Henri de Bourbon et au démembrement de l'Etat. Ils juraient de défendre tous les catholiques, associés ou non associés, dévoués à la Sainte-Union ; de protéger les villes liguées, de faire homologuer le concile de Trente par les états généraux. Ils s'obligeaient par serment à faire rétablir dans leur ancienne liberté et leurs privilèges l'Église, la noblesse, les corps et communautés des bonnes villes ; à purger les parlements de leurs corruption, hérésie et tyrannie, et à affranchir le peuple de ses misères [11]»

A l'exemple de Paris, toutes les villes de France s'organisèrent dans le même dessein et par les mêmes moyens. A cette première impulsion populaire vinrent se joindre seigneurs et gentilshommes, qui se liguèrent à leur tour dans les provinces, les principaux étant Mayenne, Aumale, Elbeuf, Mercœur, Nemours, Tavannes, Villars, Chaligny, le marquis de Belle-Isle, le comte de Randon, le seigneur de Menneville, l’amiral de Villars-Brancas, le baron Bedary,le capitaine Saint-Paul, le marquis de Canilhac, etc. Le haut clergé imita la noblesse, et la Sainte Ligue fut fortifiée par l’assentiment que lui donnèrent les cardinaux de Bourbon, de Guise, de Pellevé, et de La Rochefoucauld ; auxquels s’joutèrent Pierre D’Espinac, archevêque de Lyon, Geoffroy de La Mortonnie, évêque d'Amiens, Louis de Brézé, trésorier de la Sainte-Chapelle, évêque de Meaux, le très savant Gilbert Génébrard, religieux bénédictin, archevêque d'Aix, Claude de Sainctes, chanoine régulier qui fut évêque d'Évreux, bientôt suivis de presque tous les prélats, chanoines et religieux du royaume.

Ainsi les forces vives de la France, sans distinction aucune de rang, de classe ni de fortune, se trouvaient unies dans leur refus de l'hérésie et leur volonté de réaménager le temporel en s'opposant, par le biais d'états généraux appelés à se réunir tous les trois ans, à l'absolutisme « bureaucratique » de la monarchie. Comme le souligne en effet très justement J.-M. Constant [12] « Les villes plaidaient avec vigueur contre la centralisation monarchique, la professionnalisation et l'hérédité des charges qu'impliquait la vénalité des offices. Le développement très important des offices dans la seconde moine du XVIe siècle permettait la naissance d'une structure d'état nouveau qui échappait à tout contrôle hormis celui du roi et éloignait des centres de décision les forces vives du pays. La Ligue exprimait un refus d'une telle monarchie. Évidemment, en Champagne, en Bourgogne, en Picardie ou dans la vallée du Rhône, l'influence des Guise était forte mais le puissant mouvement d'autonomie urbaine n'était pas téléguidé par les princes. Chaque cité brandissait bien haut sa personnalité. »

Mais nous l'avons dit, cette réaction intérieure se doublait d'une réaction extérieure aspirant, sinon à reconstituer l'ancienne chrétienté, du moins à préserver ce qu'il en subsistait d'essentiel, autant que le permettaient les conditions cycliques. Le 31 décembre 1584, le duc de Guise recevait au château de Joinville, dans une petite pièce célèbre depuis sous le nom de « cabinet de la Ligue », Jean-Baptiste de Texis, commandeur de l'Ordre de Saint-Jacques, Jean Marco, envoyé de Philippe II d'Espagne, et le sieur de Menneville, représentant le cardinal de Bourbon qui devait bientôt prendre le titre de premier prince du sang et d'héritier présomptif de la couronne. Mayenne, le frère de Guise, présent à la réunion, et le Balafré lui-même étaient munis des pleins pouvoirs de leur frère le cardinal de Guise et de leurs cousins les ducs d'Aumale et d'Elbeuf. Ce jour-là fut discuté et signé le traité qui liait le roi d'Espagne et les ligueurs.

Dans ses préliminaires, les contractants déclaraient n'avoir formé cette union que dans le dessein de conserver la religion catholique, attaquée ouvertement par les hérétiques ; qu’à cet effet ils avaient souvent présenté au roi leurs respectueuses remontrances pour qu’il extirpât l’hérésie, tant en France que dans les Pays-Bas, et s’opposât aux efforts de celui qui, dans le cas où le roi viendrait à mourir sans enfants, voudrait s'emparer de la couronne en sa qualité d’héritier légitime, et que leurs remontrances étant restées sans effet, ils étaient convenus des articles suivants :

Le cardinal de Bourbon serait regardé comme le légitime et plus proche héritier de la couronne, à l’exclusion de tous autres princes relaps et hérétiques.

Si le roi Henri III mourait sans enfant mâle, tous les princes et conjurés reconnaîtraient le cardinal Charles de Bourbon, qui prendrait immédiatement possession du trône ; ratifierait le traité de Cambrai, passé en 1559 entre l’Espagne et la France, ne souffrirait dans le royaume que la religion catholique, apostolique et romaine ; poursuivrait contre l’hérésie une guerre d’extermination ; corrigerait les abus qui s’étaient introduits dans l’Eglise ; ferait publier les décrets et ordonnances du concile de Trente ; renoncerait, pour lui et ses successeurs, à l’alliance du Grand Seigneur [le sultan ottoman] ; rendrait au roi d’Espagne la ville et la citadelle de Cambrai ; et enfin une alliance éternelle et inviolable serait jurée entre le cardinal et Sa Majesté catholique.

Par ce même traité, Philippe II, pour sa part, s'engageait à fournir aux princes conjurés une pension mensuelle de cinquante mille écus et les troupes et l'argent nécessaires à « l'avancement de la religion et la conservation de leurs illustres familles ; qu'outre les princes mentionnnés, tous les grands officiers de la couronne, les seigneurs, gentilshommes, villes, chapitres, universités et tous les catholiques du royaume, avec qui ils étaient unis ou pourraient l'être dans la suite, étaient compris dans ce traité. »

On ne manqua pas, bien sûr, d'accuser Guise de « trahison », sans voir, soit dit par parenthèse, que les protestants ne l'avaient pas attendu pour former avec l'appui de l'Angleterre et des princes allemands une contre-ligue « préventive » que nous avons déjà évoquée. Et c'est d'ailleurs en coupant la route de Paris aux reîtres de jean-Casimir, le 11 octobre 1575 à Dormans en Champagne, que le duc reçut sa célèbre balafre... Mais là n'est pas l'essentiel. Le fond du problème est encore cerné avec beaucoup de pertinence par J.M. Constant [13] : « ...le duc de Guise ne bornait pas son regard aux intérêts français. Cet homme de la Lotharingie considérait que l'action pour la restauration de la chrétienté catholique devait se réaliser à l'échelle de l'Europe. II préférait la religion à la nation [...j.

En fait, l'idée même de nation telle qu'on l’entend aujourd’hui ne pouvait avoir de sens pour un catholique éclairé du XVIe siècle. « L’unité de la chrétienté catholique à laquelle travaillait le Lorrain transcendait les nations. Il était l'allié convaincu de l'Espagne, de I’Ecosse, de la Lorraine, de la Savoie, du pape, du Suisse Pfiffer, parce qu'il lui semblait que ces pays défendaient une même vision du monde que lui. Le Turc incarnait l'infidèle contre lequel il était parti en croisade en Hongrie. [Il incarnait en réalité l'islam dévié, aux yeux de cet initié à l'hermétisme qu'était le duc de Guise...] S'allier avec lui était un acte hautement immoral comme d'ailleurs de favoriser les entreprises protestantes en Europe quels que soient leurs louables mobiles. Les contacts que François Ier avait noués avec La Porte avaient scandalisé l'Europe, comme si le roi de France avait pactisé avec le diable. En reprenant à son compte ce système d'alliances, Henri III personnifiait une fois de plus le machiavélisme, l'esprit florentin que dénonçaient chez lui les ligueurs. En revanche, Guise trouvait normal et sain que, luttant contre l'hérésie, il s'alliât avec la plus grande puissance catholique de la chrétienté, la seule qui, à ses yeux, pouvait militairement l'emporter contre les États protestants et leurs alliés, au nombre desquels il comptait Henri III. »

Il importe tout de même de préciser que le duc de Guise ne nourrissait aucune illusion sur son lugubre allié espagnol, au catholicisme tourmenté, qui n'avait certes pas remplacé dans le cœur du Balafré le demi-frère de Philippe II, Don Juan d'Autriche, l'illustre vainqueur de Lépante, héros de toute la chrétienté et à qui une victoire aussi symbolique n'était sûrement pas échue par hasard !

Le pape saint Pie V lui-même avait envoyé un légat à Messine pour assurer que des prédictions, au premier rang desquelles celle de saint Isidore, archevêque de Séville, désignaient clairement le fils de l'empereur comme l'élu de Dieu [14]. Don Juan, à qui l'on représentait que les Turcs étaient trop forts sur mer, affirmait de son côté : « La mer sera mon champ de bataille. » Car c'est bien la Méditerranée indûment convoitée par Turcs et Barbaresques, qui était en jeu, et l'arrière-plan très « hermétique » de l'affrontement est souligné par les tapisseries ornant la galère de Don Juan, qui représentaient Jason à la conquête de la Toison d'Or. (Lui-même étant membre du célèbre Ordre bourguignon.) Les signes se multiplièrent d'ailleurs, en cet équinoxe d'automne annonciateur du Jugement, telle, dans le ciel brillant d'étoiles, la lueur éclatante qui se détacha de la Voie Lactée, entraînant un long panache de flammes que l'on compara à la Colonne de feu guidant jadis Israël. Enfin nul n’ignore l’extase qui révéla à Pie V la victoire de la chrétienté sous les hauteurs d’Actium, où l’empire du monde s’était déjà joué plus de quinze cents ans auparavant. «  Fuit homo missus a Deo cui nomen erat Joannes », confia le saint pape à ses cardinaux. Et il rêva de reconstituer pour lui l’empire de Carthage… Au lieu de quoi Philippe II, que l’on soupçonna de jalouser un frère qui lui ressemblait si peu, l’envoya aux Pays-Bas, où la révolte était portée à incandescence par les atrocités du duc d'Albe et la morgue espagnole — que la bonté et la sollicitude naturelles de Don juan avaient toujours condamnées. Celui-ci, après l'ultime victoire de Gembloux, devait y mourir le 1er octobre 1578, d'une fièvre peut-être plus maligne encore qu'on ne l'a dit...

Légende vivante surgie tout armée d'une enfance cachée parmi les bergers d'Estramadure, ce fils naturel de Charles Quint, paré de toutes les séductions, fut aimé de l'Espagne comme Henri de Guise le fut de la France, et la rencontre des deux jeunes princes était inscrite dans les desseins de la Providence. C'est en 1576 que Guise avait reçu à Joinville la visite de Don Juan, après que celui-ci eut traversé Paris déguisé en colporteur... Nés tous deux sur les marches d'un trône, chers à la chrétienté, ils mirent leurs dons au service de la foi et échafaudèrent des plans à l'échelle européenne. Le Balafré avait toujours caressé le projet d’une expédition en Angleterre pour délivrer sa cousine Marie et détrôner Elisabeth, sa cruelle et perfide geôlière. Maintes négociations s'étaient nouées dans ce dessein avec la Cour de Rome et les partisans des Stuart en Écosse et à Londres même ; mais jusqu'ici, les moyens d'action avaient manqué. Don Juan se faisait fon d'obtenir de Philippe II la permission de lever une armée et d'équiper une flotte de débarquement, mais la Providence en décida autrement.

Certes, le pape Grégoire XIII s'associa au projet, mais Philippe II refusa. Au contraire de Don Juan et d'Henri de Guise, il se souciait moins du catholicisme européen que d'une politique espagnole qui, sous le rapport de la duplicité, n'était pas loin d'égaler la politique française des derniers Valois... La France lui apparaissait comme une puissance redoutable qu'il souhaitait voir s'enfoncer dans la guerre civile — fût-ce en aidant aussi les protestants ! Il fit des propositions au roi de Navarre et « pensionna » Jean-Casimir, l'Électeur palatin que nous avons connu si prompt à s'immiscer dans les affaires françaises. Nous étions donc fort loin de I'« internationalisme catholique » cher au duc de Guise, dont le lignage était l'un des piliers : les princes lorrains ne prétendaient-ils pas descendre de Charlemagne ? Revendication essentiellement symbolique — mais à laquelle certains, nous le verrons, ne manquèrent pas de faire subir quelques « distorsions » aussi significatives que prémonitoires.

Pour en revenir aux destinées de la chrétienté, il faut bien avouer qu’elles préoccupaient médiocrement Sa Majesté Très Catholique et le roi Très Chrétien. Madrid, pas plus que Paris, ne souhaitait l’écrasement de l'Angleterre, troisième force dont le poids pouvait être déterminant en cas de conflit. En bref, Don Juan et le duc de Guise apparaissaient comme des gêneurs aux trois cours ennemies.

Le traité de Joinville n'avait été pour le Lorrain qu'un pis-aller, auquel l'avaient en somme contraint les réformés de France — c'est-à-dire le futur Henri IV, Condé, et les représentants de La Rochelle — qui avaient signé quinze jours plus tôt à Magdebourg un concordat avec Élisabeth, Jean-Casimir, les protestants d'Allemagne et les calvinistes suisses. Et à des fins qui, elles, allaient se révéler furieusement « antinationales ». C'est l'intègre Sully, le célèbre ministre d'Henri IV et calviniste sincère, qui le confie dans ses mémoires :

" Une partie des principaux chefs songeoient dès ce temps-là plutôt à leur agrandissement particulier qu'à celui du roi [de Navarre}, sans faire réflexion que leur fortune tenoit si bien à la sienne, qu'il étoit impossible qu'ils réussissent s'il échouoit. Chacun se bâtissoit à lui-même sa fortune hors du plan général. Dans une conférence plus particulière qui fut tenue à Saint-Paul-de-Lamiate, on donna audience à un ministre docteur, envoyé de l'Électeur palatin, nommé Butrick, où parut avec plus d'éclat cette désunion des esprits. Le vicomte de Turenne y donna les premières marques de cet esprit inquiet, double et ambitieux, qui formoit son caractère. Il avoit projeté, de concert avec ce Butrick, un nouveau système de gouvernement, dans lequel ils avoient entraîné messieurs de Constans, d'Aubigné, de Saint-Germain-Beaupré, de Saint-Germain de Clan, de Bressolles et autres. Ils vouloient faire de la France calviniste une espèce d'État républicain, sous la protection de l'Électeur palatin, qui tiendroit en son nom cinq ou six lieutenants dans les différentes provinces.

« En examinant ce projet, on conviendra aisément que le roi de Navarre étoit quitte de toute reconnaissance envers ces messieurs, puisque par ce plan on confondoit tous les princes du sang avec les officiers du parti religionnaire, et qu'on les réduisoit à la qualité de simples lieutenants d'un petit prince étranger. Ce n'est pas là la seule fois que le roi de Navarre a trouvé des ennemis secrets dans son conseil, parmi ses créatures et ses serviteurs en apparence les plus zélés, parmi ses amis même et ses parents. »

Sans doute comprendra-t-on désormais un aspect très « opératif de la fonction des Guise, particulièrement bien placés en Lorraine pour s'opposer à l'« invasion » des influences subversives dont l'Angleterre élisabéthaine et le Palatinat étaient les relais essentiels — et dont une certaine politique protestante ne constituait que la manifestation la plus tangible et la plus extérieure, puisque l'enjeu véritable de l'affrontement était d'ordre « subtil » et concernait au premier chef la perversion du courant hermétique représentée par le rosicrucianisme dévié. Il convient ici de revenir sur une des accusations portées contre les Guise : leur prétention supposée de descendre de Charlemagne pour établir leurs droits à la couronne. Écho déformé et délibérément malveillant d'une réalité traditionnelle : les princes de Lorraine —poste avancé entre le Saint-Empire et la France — étaient en quelque sorte chargés de « gérer » certaines relations entre ces deux entités géopolitiques — relations dont nous savons déjà combien elles furent toujours délicates et propices à toutes les subversions et récupérations illégitimes.

Répétons-le, cet « héritage » carolingien des Guise devait s'entendre selon l'esprit et non selon la lettre, et il s'éclaire alors à la lumière d'un passage de Guénon, extrait de L'Ésotérisme de Dante [16]. Commentant le mystérieux Veltro, le « 515 » de Dante, Guénon conseillait d’y voir, non pas un personnage déterminé, mais seulement « un des aspects de la conception générale que Dante se fait de l’Empire […].

« […] ce Dux peut bien être Henri de Luxembourg, si l'on veut, mais il est aussi, et au même titre, tout autre chef qui pourra être choisi par les mêmes organisations pour réaliser le but qu'elles s'étaient assigné dans l'ordre social, et que la Maçonnerie écossaise désigne encore comme le "règne du Saint-Empire". » II n'est donc nullement question ici d'une quelconque « dynastie » — Charlemagne ne faisant qu'incarner, très logiquement, cette « idée » impériale, au sens platonicien du mot. Les Guise eux-mêmes confirment la validité de notre interprétation symbolique dans leur Réponse par messieurs de Guise à un Advertissement : le Balafré y reconnaît bien volontiers que le dernier de la race de Charlemagne mourut sans enfants mâles, et il ajoute que « s'il était vray que ceux de Lorraine » descendissent de ce dernier prince, et que sa maison eût des droits à son héritage, ce serait d'abord au duc de Lorraine, puis au duc de Mercœur à se départager, avant que ceux de Guise y puissent rien quereller ».

Voilà qui est net, et n'en rend que plus singulières les imputations selon lesquelles les Guise eussent voulu s'emparer de la couronne. On en retrouve d’ailleurs la substance, mais nullement sous forme d’accusation — bien au contraire — dans un très énigmatique épisode qui doit nous retenir un peu. Il a toutes les apparences en effet de mettre en place certains thèmes dont le Prieuré de Sion, par exemple, ferait un jour ses choux gras. Nous voulons parler de l’« affaire David ».

Durant l'été 1576, un certain Jean David, avocat sans talent et sans causes, « factieux et turbulent », moqué par ses confrères, partit pour Rome dans la suite de l'évêque de Paris Pierre de Gondi. Étant mort opportunément à Lyon sur le chemin du retour, ses papiers furent saisis par les autorités. Parmi eux, un mémoire de grande conséquence, indiquant tous les plans et moyens d'action de la Ligue... et dont le seul défaut était son caractère manifestement apocryphe, au point que le roi, averti, n'y aurait attaché aucune importance. Il était par trop invraisemblable en effet que le duc de Guise eût choisi un représentant aussi totalement discrédité, un aussi piètre ambassadeur, pour obtenir du pape son consentement à la Ligue (officiellement encore dans les limbes), alors même que son frère le cardinal disposait à Rome de toutes les relations utiles. Il n'est que de lire le « document » en question pour comprendre la nature véritable de cette supercherie, qui évoque irrésistiblement la mythologie anticapétienne et néo-mérovingienne si chère au Prieuré de Sion. Que disait donc notre factum hyperbolique et provocateur ?

« L’issue des victoires réduites à une paix honteuse au roy et préjudiciable à l'Église, avoit finalement fait cognoistre que, bien que la race de Cappet eût succédé à l'administration temporelle du royaume de Charlemagne, elle n'avoit point touttes fois succédé à la bénédiction apostolique affectée à la postérité dudict Charlemagne tant seulement, mais, au contraire, que comme ledict Cappet, usurpant la couronne, avoit violé par oultre-cuydance la bénédiction de Charles et de ses successeurs, aussi il avoit acquis sur soy et sur les siens une malédiction perpétuelle. »

L'auteur en voyait les signes dans les maux dont cette race avait été frappée. Ses rejetons étaient des « gens stupides, abestys et de néant », des hommes « proscripts et rejettés de la sainte communion ». Les descendants de Charlemagne — lisez les Guise « estoient, au contraire, verdoyans, aymant la vertu, pleins de vigueur en esprit et en corps pour entreprendre et exécuter choses haultes et louables. Les guerres avoient servy à les accroître en degrez, en honneur, en prééminence ; mais la paix les remettroit dans leur ancien héritage du royaulme, avec le gré, consentement et eslection de tout le peuple. »

Intéressante époque de transition, où les attaques extérieures contre les structures traditionnelles s'accompagnaient des Prémices d'une corruption par l’intérieur… Mais si celles-là avaient une finalité immédiate, celle-ci porterait ses fruits empoisonnés à beaucoup plus long terme. Et ce n’est certes pas par hasard que nous évoquions à l’instant le Prieuré de Sion, à propos des Guise. Ouvrons donc L'Énigme Sacrée de MM. Baigent, Leigh et Lincoln, à la page 156. Nous y lisons ceci :

«  Pendant tout le XVIe siècle, et durant trois générations entières, la maison de Lorraine et sa branche cadette la maison de Guise, s'efforcèrent de renverser la dynastie des Valois pour s'emparer du trône de France. [...]

Charles, cardinal de Lorraine, et son frère François, duc de Guise, très près de réussir entre 1550 et 1560, étaient tous deux alliés à Charles de Montpensier, connétable de Bourbon, cité par les Dossiers secrets comme grand maître de Sion jusqu'en 1527. Ils étaient liés aussi à la famille des ducs de Mantoue et Ferdinand de Gonzague, grand maître de 1527 à 1575, allait apporter aide et soutien à leurs divers complots contre le trône de France. [...]» Quel dommage que, depuis la parution de L'Énigme Sacrée, certain aggiornamento ait fixé à 1681 l'origine du Prieuré de Sion, tant il est vrai que la cohérence n'est pas le propre de la contre-initiation !

D'autre part, en disculpant les Guise des accusations de « sectarisme », notre trio anglo-saxon ne manquait pas de rappeler que le cardinal de Lorraine, au concile de Trente, « tenta de décentraliser la papauté en donnant plus d'autonomie aux évêques locaux et en ramenant la hiérarchie ecclésiastique à ce qu'elle était à l'époque mérovingienne »... Toujours à les en croire, la lutte contre les princes régnants reprit en 1584, grâce au « nouveau duc de Guise » et au « nouveau cardinal de Lorraine » - « aidés par Louis de Gonzague, duc de Nevers, grand maître de Sion depuis neuf ans ». A la page 31, une généalogie des ducs de Guise et de Lorraine renchérissait sur ces propos déjà fort clairs, en accordant à Charles de Guise, cardinal de Lorraine, la régence du Prieuré de Sion en 1557... Et pour faire bonne mesure, on retrouverait un Charles de Lorraine grand maître du Prieuré en 1746, et un Maximilien de Habsbourg-Lorraine également grand maître en 1780.

Si ces hauts personnages ne remplirent jamais — et pour cause — la fonction qu'on leur attribuait, il n'en demeure pas moins que depuis Henri de Guise, ainsi que nous le soulignions plus haut, le sang lorrain s'était corrompu, vecteur d'autant plus propice aux influences pernicieuses qu'il avait servi de « support » à tout un courant traditionnel. Et comme par hasard, nous le savons aussi, cette déviation de la fonction « hermétique » de la maison de Lorraine se manifesta dans le Razès, soulignant a contrario ce lien entre les deux régions qui apparait en filigrane de nos investigations. En remontant cette piste plus haut encore, nous avons mis au jour de très symboliques relations entre le foyer corrupteur du Palatinat rhénan et les mystères pseudo-rosicruciens de la « caverne des Pyrénées » et du Méridien du Sud. Or, est-il besoin de rappeler justement combien Jean-Casimir et le Palatinat occupèrent l'esprit des Guise ?

Quant au signe manifesté en Razès, et marquant cette fois la déchéance de cette noble famille, il s'agit bien sûr du mariage d’Henriette de Joyeuse, châtelaine d'Arques et de Couiza, au pied de la colline de Rennes-le-Château, avec Charles, duc de Guise, le fils du Balafré, mais non point hélas son héritier spirituel, dont le précepteur, on ne l’a pas oublié, n'était autre que le rosicrucien anglais Robert Fludd, membre du triumvirat fondateur du rosicrucianisme dévié, et revendiqué avec Valentin Andreae comme grand maître du Prieuré de Sion. Le serpent se mordait la queue, et l'histoire elle-même offrait une trop belle occasion aux modernes mystagogues de récupérer frauduleusement l'épopée des Guise. Après tout, le « document » trouvé sur Jean David avait bien déblayé le terrain. Tout juste suffisait-il, pour les besoins de la cause « sioniste », de faire remonter un peu plus haut la généalogie des princes lorrains. Jusqu'aux Mérovingiens par exemple... ils n'en seraient que mieux fondés encore à chasser du trône les usurpateurs capétiens !

____________________________________
[1] L'année 1588, qui s'acheva par l'assassinat du duc de Guise, avait été annoncée comme fort dangereuse — ce à quoi les troubles politiques et les phénomènes naturels (éclipses et tremblements de terre entre autres), ne contredirent pas. Le très sérieux de Thou s'en expliquait ainsi au livre XC de son Histoire universelle : « Jamais année [1588] n'avait été tant célébrée que celle-ci, non par des faux oracles de quelques devins insensés, mais par les prédictions certaines des plus habiles astronomes ; et il n'y en eut jamais aussi de marquée par des événements si singuliers [...]. » D'autre part, la Fama Fraternitatis, ce manifeste du rosicrucianisme dévié du début du XVIIe siècle, avait désigné indirectement l'année 1604 comme celle de la découverte du caveau de Christian Rosenkreutz, donnant le signal de la réforme générale. Or, le texte suivant, la Confessio Fraternitatis, mettait cette réforme en relation avec de nouvelles étoiles apparues justement en 1604 dans les constellations du Serpent et du Cygne, et dont Johannes Kepler lui-même pensait qu'elles annonçaient des mutations politiques et religieuses. (Cf. F.A. Yates, La Lumière des Rose-Croix.) Et il est évident que ce qui excitait la fièvre messianique des pseudo-rosicruciens, proclamant le pape Antéchrist, ne pouvait que marquer un changement funeste pour l'ordre traditionnel du monde.

[2] L'Église au risque de l'Histoire, éd. Criterion, 1984.

[3] Cf. Jacques Bainville, Histoire de France.

[4] La Lorraine ne fut annexée à la France qu'en 1766, à la mort de Stanislas Leszczyinki. Il faut toutefois préciser que Claude de Lorraine-Vaudémont avait reçu de sa tante Charlotte d'Armagnac le comté français de Guise. Les Guise, ainsi que le souligne J. Dumont (op. cit.) étaient donc des « Lorrains de France comme une certaine Jeanne d'Arc »...

[5] Histoire des Français, t, XIX.

[6] Dont il ne faudrait pas oublier qu'elle fut précédée en 1566 par le massacre de sang-froid, sans aucune provocation, des catholiques de Nîmes par les protestants qui se sentaient puissants et pensaient ainsi « hâter » leur victoire finale... Ayant eu lieu le 30 septembre, jour de la Saint-Michel, cette tuerie fut appelée la « Michelade ». (CL J. Dumont, op, cit.)

[7] Les Guise, éd. Hachette„ 1984.

[8] Non sans de bonnes raisons puisque l'amiral écrivait lui-même à Catherine de Médicis qu'il « n'avait pas fort contesté contre ceux qui montrèrent avoir telle volonté », et qu'il avait donné cent écus à Poltrot de Méré pour que celui-ci s'achetât un bon cheval ! Au reste, Coligny, toujours à l'adresse de la reine, « estimait que la mort du duc de Guise était le plus grand bien qui pût advenir au royaume et à l'Eglise de Dite, personnellement au roi et à toute la maison de Coligny ». (Cf. J. Dumont, op.cit.)

[9] Mémoires de Marguerite de Valois.

[10] Cf. Charles Cauvin, Henri de Guise, le Balafré, éd. Mame, Tours, 1881.

[11] Joseph de Croze, Les Guises, les Valois et Philippe Il, Paris, 1866.

[12] Op. cit.

[13] Op. cit.

[14] Cf. Maurice des Ombiaux, Le Dernier des paladins, Don Juan fils de Charles-Quint L'édition d'art, Paris, 1926.

[15] Tome I, livre 2

[16] Chap. VII.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.