Comptes rendus de René Guénon

— La Revue Internationale des Sociétés Secrètes (numéro du 15 novembre) publie la reproduction d’un document qui est de nature à éclairer quelque peu la question, fort obscure aussi, des débuts de la Maçonnerie en France : il s’agit d’un manuscrit datant de 1735-1736, et contenant une traduction des Constitutions d’Anderson, avec de légères modifications ou adaptations à l’usage des Loges françaises. Cette version est accompagnée d’une « approbation » qui est la partie vraiment intéressante du manuscrit, car il en résulte les faits suivants : le duc de Wharton fut « Grand-Maître des Loges du royaume de France » à une date indéterminée, mais antérieure à 1735 ; Jacques Hector Macleane exerçait la même fonction en 1735, et il fut remplacé l’année suivante par Charles Radcliffe, comte Derwentwater. Ces faits sont susceptibles d’infirmer les conclusions de la campagne menée jadis par Téder contre l’authenticité des deux premiers Grands-Maîtres de la Maçonnerie française, Lord Derwentwater et Lord Harnouester (qui d’ailleurs ne font sans doute qu’un, le deuxième nom n’étant vraisemblablement qu’une altération du premier), campagne rappelée dans un précédent article de la même revue (numéro des 15 septembre-1er octobre), et à la suite de laquelle ces deux noms furent supprimés, en 1910, de la liste des Grands-Maîtres figurant dans l’Annuaire du Grand-Orient de France. Cependant, certaines questions se posent encore : le duc de Wharton fut Grand-Maître de la Grande Loge d’Angleterre en 1722, et il est possible que ce soit en cette qualité qu’il ait eu sous sa juridiction les Loges françaises avant qu’elles n’aient reçu une organisation particulière ; seulement, on ne fixe d’ordinaire qu’à 1725 la fondation de la première Loge à Paris ; faudrait-il réellement la faire remonter quelques années plus haut ? Mais alors il y aurait encore une autre objection : c’est que les Constitutions d’Anderson ne furent complètement rédigées qu’en 1723, après l’expiration de la Grande-Maîtrise du duc de Wharton… La situation exacte des deux autres personnages n’apparaît pas très clairement non plus : fut-elle celle de « Grands-Maîtres provinciaux », relevant de la Grande Loge d’Angleterre, ou déjà celle de Grands-Maîtres d’une Grande Loge entièrement indépendante ? Enfin, il semble bien, d’après le même document, que le grade de Maître ait été connu et pratiqué par les Maçons « spéculatifs » de France avant de l’être par ceux d’Angleterre ; on peut alors se demander d’où ils l’avaient reçu, et il y a là encore un autre problème qu’il serait assez intéressant d’élucider.

— Dans les Archives de Trans (numéro de novembre), M. J. Barles en arrive cette fois à la Grande-Maîtrise du duc de Wharton, dont nous avons déjà parlé dans nos derniers comptes rendus, à propos d’un article de la Revue Internationale des Sociétés Secrètes. Ce sujet est encore un de ceux qui semblent assez difficiles à éclaircir : le duc de Wharton aurait été tout d’abord élu irrégulièrement en 1722, mais ensuite, pour éviter des dissensions, son prédécesseur, le duc de Montagu, se démit en sa faveur le 3 janvier 1723, et l’installation régulière eut lieu le 17 janvier ; Desaguliers fut alors nommé Député Grand-Maître. Les Constitutions d’Anderson furent présentées à la Grande Loge en 1723, approuvées et signées par le duc de Wharton et Desaguliers ; mais ce qui est assez singulier, c’est que cette approbation ne porte pas de date ; la ratification eut-elle lieu à l’assemblée du 17 janvier, comme le pense Mgr Jouin, cité par M. Barles, ou seulement le 25 mars, comme le dit Thory (Acta Latomorum, T. I., p. 20), qui, d’autre part, inscrit, par une erreur évidente, ces événements à la date de 1722 ? Quoi qu’il en soit, nous ne nous expliquons pas que M. Barles envisage comme possible une identification de deux personnages tout à fait différents : Philippe, duc de Wharton, et Francis, comte de Dalkeith ; le second succéda tout à fait normalement au premier comme Grand-Maître, le 24 juin 1723 ; là du moins, il n’y a rien d’obscur. Ce qui l’est davantage, c’est la suite de la carrière du duc de Wharton : en 1724, il adhère à une sorte de contrefaçon de la Maçonnerie, connue sous le nom de Gormogons ; la même année, il vint sur le continent, se convertit au catholicisme et adhéra ouvertement au parti des Stuarts ; puis, en 1728, il constitua une Loge à Madrid, ce qui indique qu’en réalité il n’avait pas renoncé à la Maçonnerie ; enfin, il mourut à Tarragone en 1731. Les précisions sur ce qu’il fit entre 1724 et 1728 paraissent manquer totalement, et c’est d’autant plus regrettable que ce point pourrait présenter un intérêt particulier en connexion avec la question des origines de la Maçonnerie française : en effet, s’il n’existait pas encore de Loges en France en 1723, et si par conséquent le duc de Wharton ne peut en être le Grand-Maître du fait même qu’il était alors Grand-Maître de la Grande Loge d’Angleterre dont ces Loges dépendirent tout d’abord, il ne put recevoir cette qualité que pendant la période dont il s’agit, et au cours de laquelle il est très possible qu’il ait effectivement séjourné en France ; c’est donc là-dessus que devraient surtout porter les recherches de ceux qui voudraient élucider plus complètement cette question.

— La Revue Internationale des Sociétés Secrètes (n° du 1er mai) achève l’examen de la biographie du duc de Wharton : il en résulte qu’il séjourna à peu près un an en France, en 1728-1729, d’où la conclusion, assurément très plausible, que c’est pendant cette période qu’il dut être Grand-Maître des Loges de France ; qu’il ait été le premier à porter ce titre, cela est vraisemblable aussi, même si l’introduction de la Maçonnerie en France remonte à 1725. – Dans le n° du 15 mai, il s’agit d’établir la chronologie des successeurs du duc de Wharton : si le chevalier James Hector Macleane lui succéda immédiatement, il dut être élu lorsque le duc de Wharton quitta la France pour l’Espagne, c’est-à-dire en 1729, et il resta sans doute en fonctions jusqu’en 1736 ; à cette dernière date, il fut remplacé par Charles Radcliffe, comte de Derwentwater, dont le nom a été si bizarrement transformé en « d’Harnouester », et qui eut lui-même pour successeur, en 1738, le duc d’Antin, premier Grand-Maître français ; à partir de là, l’histoire est beaucoup mieux connue, et la série des Grands-Maîtres ne présente plus aucune obscurité.

[...] Le dernier chapitre contient l’histoire de la Maçonnerie française issue de la Grande Loge d’Angleterre, depuis sa première apparition vers 1725 ou 1726 jusqu’à la mort du comte de Clermont en 1771 ; c’est naturellement la période des débuts qui est la plus obscure, et, à cet égard, nous trouvons ici une excellente mise au point de la question si controversée des premiers Grands-Maîtres. Depuis que l’astronome Lalande publia son « Mémoire historique » en 1773, cette question était brouillée à tel point qu’on pouvait la croire insoluble ; mais la succession semble bien être enfin établie maintenant d’une façon définitive, sauf qu’il faudrait peut-être ajouter encore en tête de la liste un autre nom, celui du duc de Wharton, qui paraît avoir exercé, à une date comprise entre 1730 et 1735, et au nom de la Grande Loge d’Angleterre dont il avait été précédemment Grand-Maître, les fonctions de Grand-Maître provincial pour la France. Il est dommage que l’auteur n’ait pas raconté à la suite de quelles circonstances le Grand Orient fut amené, en 1910, à supprimer les deux premiers noms qui avaient figuré jusque là sur sa liste des Grands-Maîtres, alors qu’une simple rectification aurait suffi ; ce qui est plutôt amusant, c’est que cette suppression n’eut d’autre cause que les pamphlets d’un adversaire occultiste, fort érudit d’ailleurs, mais qui excellait surtout à « truquer » les documents historiques pour leur faire dire tout ce qu’il voulait ; nous avons vu cette affaire d’assez près, et, malgré le temps écoulé, nous avions de bonnes raisons de ne jamais l’oublier, ayant eu nous-même, à cette époque, le privilège d’être tout spécialement en butte à l’hostilité du même personnage ! [...]

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