La déchéance des Guise-Lorraine allait être abondamment mise
à profit par les forces antitraditionnelles, et les visées de l’Angleterre sur
le Saint-Empire, préfigurées dans la Via
Lucis de Comenius, trouvèrent ainsi un siècle plus tard un début de
réalisation, avec l'admission de François III de Lorraine — fort entiché de
pseudo-alchimie — dans une Maçonnerie sous étroit contrôle britannique. Il
était alors sur le point d'abandonner son duché à Stanislas Leszczynski, roi de
Pologne en exil et beau-père de Louis XV, en échange du grand-duché de Toscane
[1] et de la main de Marie-Thérèse d'Autriche, ce qui en faisait le candidat
tout désigné à la couronne du Saint-Empire, qu'il reçut effectivement en 1745 à
la mort de Charles VI. On comprend dès lors que son initiation ait fait l'objet
d'une attention toute particulière de la part de Jean-Théophile Désaguliers —
fils d'un pasteur protestant de La Rochelle émigré en Angleterre, et l'un des
artisans, avec Anderson, de l'altération « spéculative » de la
Franc-Maçonnerie [2]. Il se rendit spécialement à La Haye, vraisemblablement le 14 mai 1731, et la loge qui
initia le futur empereur se réunit à l’ambassade même de Grandc-Bretagne, que dirigeait alors
Lord Chesterfield. François de Lorraine fut reçu maitre maçon quelques mois
plus tard à Houghton Hall, la résidence de Walpole, lors d'un voyage en Angleterre, et il devait
conserver des liens étroits avec la Maçonnerie tout en recevant une pension du
gouvernement britannique. La réunion de La Haye avait ouvert une période de
relations privilégiées entre la Grande-Bretagne gouvernée par la dynastie de
Hanovre, et le Saint-Empire, ce qui valut à la loge qui initia François
l'honneur d'une mention dans les Constitutions
d'Anderson de 1738.
Mais face à cette déviation placée sous les auspices des
Hanovre, se dressait la Maçonnerie stuartiste ou « jacobite ». (Etant
bien entendu que dans l'un et l'autre cas. cette désignation historique et donc
très extérieure ne doit pas laisser penser que les princes des deux dynasties
antagonistes aient joué un rôle effectif.) Un personnage emblématique de cette
résistance, au nom de la tradition, fut
le duc de Wharton (1698-1731), dont Guénon n'a certes pas signale pour rien la
place qui devait lui revenir en tête de la liste des grands maîtres de la
Maçonnerie française, alors qu’il évoquait les trucages historiques du
contre-initié Charles Détré, alias
Téder, qui avaient amené le Grand Orient, en 1910, à supprimer les noms de ses
deux premiers grands maitres officiels - et successeurs immédiats de Wharton :
les Ecossais jacobites Macleane et Derwentwater [3]. Le cas du duc de Wharton
est d'autre part exemplaire de la complexité des luttes entre contre-initiation
et initiation, et du rôle de cette dernière dans la régulation et la
surveillance des menées subversives, puisque selon la célèbre parole évangélique,
« il faut qu'il y ait du scandale », et que si rien, absolument rien,
ne saurait se soustraire au Plan divin, les possibilités les plus inférieures
de I'« âge sombre » doivent se manifester jusqu'à la dernière, avant le
redressement final [4].
La carrière de Philip, premier duc de Wharton et Cinquième
grand maître de la Maçonnerie anglaise, semble résolument placée sous le signe
de l'ambiguïté et de la contradiction. Fils de Thomas Wharton, l'un des
fondateurs du parti whig, il jura pourtant fidélité en 1716 au prétendant
Stuart... avant d'être fait duc en 1718 par Georges Ier (ancien électeur de
Hanovre) qui espérait ainsi se concilier une bonne part de l'héritage whig
antistuartiste ! Pour ce qui concerne la Maçonnerie, ce grand maître de la Loge
d'Angleterre (élu en 1722) ne fut pas même intronisé dans les règles, ce qui
entraîna la non-reconnaissance de son autorité par de nombreux Maçons, mais il
est fort à croire que si un certain cérémonial
fut négligé, le rituel fut bien
respecté... En tout cas, le duc de Montague, son prédécesseur, évita la rupture
en se démettant en sa faveur, et l'installation régulière eut lieu le 17
janvier 1723. Tout en reconnaissant Wharton, le duc lui demanda de nommer
Désaguliers à ses côtés — ce qui, d'une certaine façon, n'était pas sans
rappeler l'« association » de Louis XIII et de Richelieu !
Wharton avait achevé de « brouiller les pistes » en
présidant (aux fins de surveillance, et, à terme, de destruction) le premier « Hell's
Fire Club », de très mauvaise réputation comme il se devait, et que l’on
ne confondra pas avec un autre club libertin fondé par Francis Dashwood vers
1755. La société dont s'occupait Wharton véhiculait des influences plus que
suspectes, qui seraient récupérées ultérieurement par la célèbre Golden Dawn, l'organisation
pseudo-rosicrucienne anglaise qui sévit de 1887 à 1923 (comptant entre autres
parmi ses membres le contre-initié Aleister Crowley), et dont des résurgences,
actuellement à l'œuvre, ne sont pas de simples reconstitutions vides de
contenu.
Wharton, qui s'était beaucoup signalé par ses sympathies
stuartistes, fut très actif à la Chambre des Lords jusqu'à son départ de
Grande-Bretagne en 1725, et Jacques Francis Édouard Stuart, dit le Chevalier de
Saint-Georges ou le Vieux Prétendant, le fit même duc de Newcastle. C'est qu'il
avait vigoureusement défendu Francis Atterbury, évêque de Rochester, qui avait
menacé à la mort de la reine Anne Stuart, en 1714, de proclamer roi le
prétendant Stuart, et il accompagna même le prélat expulsé, à Douvres, sur la
route de l'exil. Les dettes de Wharton étaient alors considérables (il avait
beaucoup investi dans la Compagnie des Mers du Sud à laquelle il s'était pourtant
résolument opposé...) et ses biens furent vendus, sa collection de tableaux
revenant au célèbre whig sir Robert Walpole. Toujours en 1725, Wharton séjourna
à Vincennes puis fut fait duc de Northumberland et chevalier de l'Ordre de la
Jarretière par le Vieux Prétendant auquel il rendit visite à Rome en 1726,
après s'être « converti » au catholicisme à Madrid. Mais son
comportement fut jugé inacceptable et il reçut l'ordre de retourner en Espagne,
où il fonda en 1728 la première loge madrilène, où il combattit (ce qui lui
valut en 1729 d'être déclaré traître et hors la loi en Grande-Bretagne), et où,
ayant bien joué sur la scène de ce monde un rôle fort difficile, il ôta
définitivement le masque et salua ainsi qu'il convient, en rendant son âme à
Dieu dans le monastère catalan de Poblet, en 1731. Pope devait rédiger son
épitaphe en 1760.
Comme par hasard, Wharton avait paru « s'amender » lors de
son séjour à Paris où, durant l'hiver 1728-1729, il fédéra les quelques loges
existantes, devenant ainsi le premier grand maître de la Franc-Maçonnerie
française [5]. Lord Sempill, l'agent du Vieux Prétendant dans la capitale,
écrivait à Francis Atterbury, alors à Montpellier, que les « extraordinaires
facultés » de Wharton, « sa sobriété depuis qu'il est arrivé à Paris, lui font
une telle gloire, que s'il s'en tenait à une compagnie convenant à son génie et
à sa qualité, il forcerait li l'admiration et le respect de tout le monde ».
Portrait singulièrement différent de
ceux brossés par ses biographes anglais ;
mais ces apparentes contradictions ne nous surprendront plus si nous savons que
le duc de Wharton était investi de la même fonction
traditionnelle que le grand poète Milton (qui fut « officiellement » le
pamphlétaire attitré du contre-initié Cromwell). Dans les milieux initiatiques,
on désigne d'ailleurs comme « le père et le fils », bien qu'ils n'aient pu se
rencontrer en ce monde, les deux hommes qui avaient bénéficié du même tulkou mineur — agrégat psychique dont
nous expliciterons plus avant la nature et la fonction, eu égard à
l'utilisation relativement fréquente de ce genre d'entité, par l'un et l'autre « camps ».
Ainsi, face à la subversion néo-atlantéenne dont Francis
Bacon avait été un siècle plus tôt le porte-flambeau, l'ancien domaine celtique
avait-il réagi, tout en « offrant » certaines influences rectificatrices à ses
alliés naturels, au premier rang desquels figurait bien sûr la France. (Et
cela, on l'aura compris, bien au-delà des vicissitudes politiques de la
Grande-Bretagne aux XVIIe et XVIIIe siècles, et de l'accueil que réserva la
France aux stuartistes exilés.) Il ne faut pas chercher ailleurs les raisons de
l'hostilité rétrospective de la contre-initiation à l'égard des premiers grands
maîtres écossais du Grand Orient de France... [...]
_______________________________________________
[1] Jean-Gaston de Médicis, dernier descendant mâle de la
famille, était sans héritier et certain de le demeurer. Il mourut en 1737 et,
en dépit d'avances faites à Charles III (de Naples et d'Espagne), François
obtint la succession.
[2] Par une singulière ironie du destin, en février 1958, la Grande Loge Nationale Française imposa à tous les rites pratiqués en son sein des altérations qui rendirent les initiations invalides. Or cette obédience, qui se piquait de fidélité à la tradition, était la seule que reconnût, en France, la toute-puissante Maçonnerie anglaise. Là encore, la contre-initiation, qui croyait réaliser un « coup d'éclat », a servi en fait l'authentique Maçonnerie opérative, mieux à même d'utiliser des influences jusque-là « gâchées » par une obédience dont les rituels, effectivement demeurés plus orthodoxes qu'ailleurs, étaient pratiqués par des Maçons dépourvus des dispositions intérieures requises, et qui couraient ainsi plus de risques qu'ils ne retiraient de bénéfices réels. Jugement qui vaut d'ailleurs pour l'ensemble des obédiences — même encore « valides » — puisque de toute façon, Guénon a bien précisé que, quoi qu'on pût penser des malentendus originels, la condamnation romaine (sauf sous l'Ancien Régime où elle n'était pas enregistrée par les évêques) n'en était pas moins... « opérative » dans son ordre. L'appartenance à la Maçonnerie d'un catholique — ou de quelqu'un qui devrait l'être — constitue donc une transgression. Seule « La Grande Triade », loge d'inspiration guénonienne, fit l'objet « en haut lieu », et seulement du vivant de Guénon, d'une autorisation spéciale dont tous ses membres bénéficièrent mais dont seuls les plus conscients furent informés, trois d'entre eux ayant eu par la suite des contacts avec la Maçonnerie opérative, indemne bien sûr de toute condamnation exotérique. Car aucune initiative suggérée par Guénon, dans quelque domaine que ce soit, n'est restée sans fruit.
[3] Cf. Études sur la
Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, t. II ; compte rendu du livre de
Henri-Félix Marcy, Essai sur l'origine de
la Franc-Maçonnerie et l'histoire du Grand Orient de France.
[4] Cf. Le Règne de la
Quantité et les Signes des Temps, chap. XL, « La fin d'un monde ».
[5] Cf. Dictionnaire
Universel de la Franc-Maçonnerie, éd. de Navarre et éd. du Prisme, 1974.
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