La Compagnie du Saint-Sacrement [début]

La Compagnie du Saint-Sacrement de l'Autel, illustrée au fil des années par saint Vincent de Paul, Bossuet, M. Olier et Nicolas Pavillon entre autres, joua tout au long du XVIIe siècle un rôle essentiel et aujourd'hui méconnu, à la fois par ses contempteurs et ses partisans.

Elle naquit « officiellement » en mai [1] 1627, de l'initiative inspirée d'un pair de France, Henri de Lévis, duc de Ventadour, lieutenant général du Roi en Languedoc et vice-roi du Canada [2], qui ne tarda point à entrer dans les ordres. S'étant confié à un capucin, le père Philippe d'Angoumois — qui demeurait dans le couvent du faubourg Saint-Honoré et avait été quelque temps confesseur de Marie de Médicis — celui-ci s'enthousiasma pour le projet, auquel il fut chargé de donner vie, avec l'aide, entre autres, du père Charles de Condren, qui devait succéder à Bérulle à la tête de la congrégation de l'Oratoire. La première personne contactée par Philippe d'Angoumois avait été le jeune Jacques de Castellane Adhémar de Monteuil de Grignan, oncle du comte de Grignan, le futur gendre de Madame de Sévigné. Celui qui allait devenir en 1641 agent général du clergé, et en 1644 évêque de Saint-Paul-Trois-Châteaux, puis d'Uzès, n'était encore qu'un petit clerc tonsuré, qui s'enflamma lui aussi pour le projet du duc et du capucin. Ce dernier, familier de l'entourage royal, « enrôla » Henri de Pichery, maître d'hôtel ordinaire de Louis XIII. En 1630, ce fut le confesseur du roi (depuis décembre 1625), le père Suffren, qui rejoignit la Compagnie. Il se signalait par ses vertus et l'austérité de ses mœurs, et le roi s'en était remis à lui pour sa vie spirituelle. Car je veux, lui avait-il dit à trois reprises différentes, je veux me sauver à quelque prix que ce soit. » Lorsque, la veille de la Nativité, le père Suffren eut exercé pour la première fois son ministère, le roi « se releva du tribunal de la pénitence si satisfait de son nouveau confesseur qu'il se rendit aussitôt auprès de la reine mère, et lui déclara, dans son enthousiasme, qu'aucune confession ne lui avait donné une égale consolation ».

Parmi les autres membres célèbres, signalons le marquis d'Andelot, lieutenant général au gouvernement de Champagne, Charles de Coligny et son fils François, qui avaient presque en même temps abjuré le protestantisme sous l'influence de l'évêque de Langres Mgr Zamet, ancien aumônier de la reine mère. (François allait même abandonner sa charge de gouverneur de Champagne à son frère cadet, pour entrer à l'Oratoire.) Mentionnons encore le propre neveu de Mgr Zamet, le jeune de Saint-Pierre, un maréchal de camp, Gédéon de Vic, l'évêque de Saint-Flour, Charles de Noailles, et celui de Bazas, Jean Jaubert de Barault, bientôt archevêque d'Arles, et l'ambassadeur de France à Rome, jean de Galard de Béarn, comte de Brassac. Quant au duc de Ventadour, il devint officiellement supérieur de la Compagnie en janvier 1631.

Mais cette première nomenclature, si elle témoigne de la profondeur et de l'authenticité d'un élan spirituel qui s'accompagnait souvent du renoncement aux plus hautes charges, ne nous instruit ni de la véritable origine ni des desseins de la Compagnie, dont on peut déjà discerner le caractère assez particulier à la façon dont son « gouvernement central » exigeait secret et obéissance :

« Pour ce que la Compagnie de Paris est comme la chef et principale de toutes les autres compagnies du Royaume, on ne pourra former aucun dessein pour dresser d'autres nouvelles compagnies en quelle part qu'il soit, ni communiquer les statuts et règlements sans l'expresse permission de ladite Compagnie de Paris, à laquelle on donnera préalablement tous les avis nécessaires pour obtenir ledit congé. » Voilà pour l'obéissance. Quant au secret, sa nécessité absolue est affirmée tout aussi clairement, en tête des considérations générales qui servent de préambule aux statuts :

« Le secret est l'âme de la Compagnie, lui seul en fait la différence d'avec les autres sociétés ; c'est en lui que consiste toute la bénédiction de la Compagnie du Saint-Sacrement et il est tellement essentiel que si vous en ôtez le secret ce ne sera plus une Compagnie du Saint-Sacrement mais une simple confrérie de piété comme il vous plaira de la nommer, de sorte qu'il y doit être inviolablement observé. Le secret consiste à ne point parler de la Compagnie, de ses œuvres, de sa conduite, ni des particuliers qui la composent, enfin de ne la point faire connaître en quelque manière ni par quelque moyen que ce soit. » A cette fin, toutes les précautions seront prises : « Il a été résolu pour conserver le secret qui est l'âme de la Compagnie qu'il ne sera plus écrit aux compagnies par lettres, mais par mémoires ou billets, sans aucune suscription, dates du jour, du lieu ou de l'année [4]... » Et toutes les situations sont envisagées : « La Compagnie de Blois ayant aussi demandé avis à celle-ci [la Compagnie de Paris] pour savoir par quel moyen éviter que les registres et autres papiers concernant leurs affaires ne tombent en main de ceux qui n'en seront pas, en cas que le secrétaire ou autre personne qui en sera chargé vienne à décéder sans y avoir pu pourvoir, a été résolu que chaque Compagnie aura un coffre pour mettre tous lesdits registres et papiers, sur lequel il sera écrit : "Le présent coffre et tout ce qui est dedans appartient et m'a été laissé en dépôt par N. qui en a la clef."

« Et celui qui sera dépositaire desdits registres et papiers aura soin d'écrire le même qui sera écrit sur le coffre en son papier journal ou en quelque autre acte qu’il puisse être trouvé après son décès. Du 4 août 1644. »

Enfin, pour éviter d’attirer l’attention, les membres, surtout en province, ne se réuniront pas plus de deux ou trois fois au même endroit. Et « Messieurs de la Compagnie, qui ont ordinairement des laquais à leur suite, sont priés de s'en défaire quand ils viennent à l'Assemblée afin que par ce moyen ni eux, ni la Compagnie ne soient point manifestés. »

Cette extrême insistance sur le secret, immédiatement suspecte aux yeux du grand nombre et que l'on reprochera tant, également, à la Franc-Maçonnerie, devrait pourtant, en milieu chrétien, trouver sa justification dans la disciplina secreti ou disciplina arcani de l'Église des premiers siècles. Elle nous renvoie aussi par analogie aux considérations exposées par Guénon [5], selon qui le secret régissant la vie des organisations initiatiques a essentiellement valeur de symbole, relativement au véritable secret purement intérieur, que l'on ne peut découvrir que par la réalisation spirituelle et qui, étant inexprimable, est nécessairement incommunicable, non pas en vertu d'une convention quelconque, mais par la nature même des choses. « Quoi qu'on puisse penser des autres organisations secrètes, on ne peut donc, en tout cas, faire un reproche aux organisations initiatiques d'avoir ce caractère, puisque leur secret n'est pas quelque chose qu’elles cachent volontairement pour des raisons quelconques, légitimes ou non, et toujours plus ou moins sujettes à discussion et a appréciation, comme tout ce qui procède du point de vue profane, mais quelque chose qu'il n'est au pouvoir de personne, quand bien même il le voudrait, de dévoiler et de communiquer à autrui. Quant au fait que ces organisations sont "fermées", c'est-à-dire qu'elles n'admettent pas tout le monde indistinctement, il s'explique simplement par la première des conditions de l'initiation [...], c'est-à-dire par la nécessité de posséder certaines "qualifications" particulières, faute desquelles aucun bénéfice réel ne peut être retiré du rattachement à une telle organisation. »

Est-ce à dire que la Compagnie du Saint-Sacrement, si attachée au secret et si soucieuse de se distinguer des ordinaires « confréries de piété », était une organisation initiatique ? Les particularités de l’époque où elle se manifesta –alors même que certaines « portes » allaient se fermer en Occident [6] - en firent en réalité une « arche » d’un caractère très spécial, en laquelle se retrouvaient à la fois des exotéristes et des initiés se rattachant à un courant hermétique partiellement issu de l’Ordre du Temple. Il s’agissait en somme d’une sorte d’épiphanie récapitulative, extériorisant (« discètement ») certaines possibilités avant que celles-ci ne se dérobent totalement aux regards profanes durant l’ultime phase du  cycle. Le cas n’est sans doute pas exeptionnel, et s’agissant des mystères de la Royauté française, l’épopée de Jeanne d’Arc par exemple offre quelque analogie avec l’histoire de la Compagnie du Saint-Sacrement. En outre, la spécificité de cette dernière —en l'occurrence son statut exo/ésotérique la relie très explicitement à la Sainte Église, évoquée brièvement dans les pages qui précèdent, et qui présente une semblable particularité en la personne de ses évêques, en même temps initiés à la Maçonnerie opérative. (C'est d'ailleurs pourquoi sous le pontificat de saint Pie X, dont nous avons vu à quel point il était « éclairé », on ne trouve aucune condamnation de la Maçonnerie...) Étant bien précisé que dans le cas de la Maçonnerie opérative comme dans celui de la Compagnie, l'initiation relève exclusivement des petits mystères.

Si l'on persistait néanmoins à être troublé par cette « ambivalence de la Compagnie du Saint-Sacrement, peut-être pourrait-on méditer utilement ces lignes de Guénon, extraites des Aperçus sur l'initiation [7] : « il y a des organisations qui, tout en n'ayant en elles-mêmes qu'un but d'ordre contingent, possèdent cependant un véritable rattachement traditionnel, parce qu'elles procèdent d'organisations initiatiques dont elles ne sont en quelque sorte qu'une émanation, et par lesquelles elles sont dirigées "invisiblement", alors même que leurs chefs apparents y sont entièrement étrangers. Ce cas [...] se rencontre en particulier dans les organisations secrètes extrême-orientales : constituées uniquement en vue d'un but spécial, celles-là n'ont généralement qu'une existence temporaire, et elles disparaissent sans laisser de traces dès que leur mission est accomplie ; mais elles représentent en réalité le dernier échelon, et le plus extérieur, d'une hiérarchie s'élevant de proche en proche jusqu'aux organisations initiatiques les plus pures et les plus inaccessibles aux regards du monde profane. Il ne s'agit donc plus aucunement ici d'une dégénérescence des organisations initiatiques, mais bien de formations expressément voulues par celles-ci, sans qu'elles-mêmes descendent à ce niveau contingent et se mêlent à l'action qui s'y exerce, et cela pour des fins qui, naturellement, sont bien différentes de tout ce que peut voir ou supposer un superficiel […] et peut-être ceci trouverait-il aussi son application ailleurs qu’en Extrême-Orient [c’est nous qui soulignont), bien qu’une telle hiérarchisation d’organisations superposées ne se rencontre sans doute nulle part d’une façon aussi nette et aussi complète que dans ce qui relève de la tradition taoïste. On a là des organisations d'un caractère mixte en quelque sorte, dont on ne peut dire qu'elles soient simplement profanes, puisque leur rattachement aux organisations supérieures leur confère une participation, fût-elle indirecte et inconsciente, à une tradition dont l'essence est purement initiatique ; et quelque chose de cette essence se retrouve toujours dans leurs rites et leurs symboles pour ceux qui savent en pénétrer le sens le plus profond. »

Il est d'ailleurs notable que la Compagnie suscita à son tour à plusieurs reprises des organisations chargées d'actions plus ou moins « ponctuelles » et contingentes, sans y être elle-même mêlée directement. On aurait donc grand tort de voir dans ce que le pasteur protestant Raoul Allier appela péjorativement la « Cabale des dévots », une « société secrète intégriste » si l'on veut bien nous pardonner cet anachronisme — anticipant en quelque sorte la tristement célèbre « Sapinière » du début de notre siècle. Ainsi ses condamnations du Compagnonnage dévié des « Dévoirants » ne sont-elles nullement l'effet de quelque aveuglement « exotériste », préfigurant là encore certains errements antimaçonniques, puisque l'on trouvait en son sein d'authentiques Compagnons et Maçons opératifs - ceci expliquant d'ailleurs cela. Le plus connu d'entre eux fut le cordonnier Henry Buche, natif d'Arlon dans le Luxembourg, qu'une ardente charité menait par les routes dans le seul souci de convertir ses confrères et de les aider matériellement, ce pour quoi il se privait du nécessaire et travaillait la nuit. Cette existence « sacrifiée » l'ayant conduit à Paris, il fraternisa avec une des lumières de la Compagnie du Saint-Sacrement, le baron de Renty [8], et les deux hommes œuvrèrent de concert. Cette action « en milieu ouvrier » ne pouvait pas ne pas s'opposer en même temps à la perversion de certains courants du Compagnonnage, dont l'origine remontait d'ailleurs fort loin : très exactement aux Croisades et à la mauvaise influence, alors, des Lusignan — qu'une tradition compagnonnique accuse d'avoir symboliquement « altéré le bois [9] ». Au-delà de cette dénonciation, suscitant deux condamnations de la Sorbonne en 1645 et 1655, la Compagnie, par l'intermédiaire du « bon Henry » devenu grâce à elle maitre cordonnier, insuffla un esprit nouveau au Compagnonnage, et des communautés d'autres s'établirent à Soissons, Toulouse, Lyon, Grenoble, et dans d’autres villes encore.

Soucieuse de préserver toutes les structures traditionnelles, la Compagnie du Saint-Sacrement recrutait également parmi les prélats et ecclésiastiques, mais seulement séculiers, puisque les religieux, soumis au vœu d’obéissance, pouvaient être amenés à révéler leur appartenance [10].

Il est d'ailleurs fort à croire que les raisons plus ou moins extérieures données par la Compagnie elle-même pour expliquer son caractère secret, ne concernaient que ses membres exotéristes, pour lesquels elles demeuraient parfaitement légitimes : « La fin de ce secret et pour entreprendre les œuvres fortes avec plus de conduite, de prudence, de désapropriation, et de succez [11]. Parallèlement, la « vie cachée » à laquelle on exhortait les confrères se fondait sur d'authentiques justifications spirituelles — même en mode exotérique — que venait sceller la « bénédiction de Dieu » mentionnée dans les statuts. Ainsi selon le père Saint-Jure, son biographe, le baron de Renty aimait-il cette vie cachée non seulement « pour pouvoir vaquer davantage à Dieu et communiquer plus à loisir avec Nostre Seigneur […], mais de plus pour avoir le moyen de fuyr l'estime, l'honneur et la louange des hommes et estre effacé de leurs esprits et dans un oubly de tout le monde ». Renty écrivait lui-même : « Il est certain que la plupart de nos maux et de nos imperfections vient de vouloir estre veu, et de vouloir voir [...]. Ce qui met l'impureté dans nos actions de piété est que l'amour propre est bien aise qu'on les sçache, et qu'on nous remarque. »

Aussi Molière, ennemi juré de la Compagnie, se trompait-il totalement de cible — point innocemment hélas — en faisant dire à Cléante dans Tartuffe :

« Les bons et vrais dévots, qu'on doit suivre à la trace,
Ne sont pas ceux aussi qui font tant de grimace. »

Avec le secret, une autre caractéristique de la Compagnie était la conscience du lien très puissant qui unissait les confrères, et auquel ils attribuèrent une nature quasi sacramentelle. Leur union, écrit fort justement A. Tallon [12], est vécue « comme une sorte de "communion des aints » : le mérite de l'ensemble des bonnes œuvres de la Compagnie est attribué à chaque confrère individuellement. Les sources ne cessent de revenir sur cette communion du mérite des œuvres, ou nous pouvons voir un des traits essentiels de la Compagnie. » En effet, un document de 1645 nous montre les confrères unis « plus estroictement et plus particulièrement que le reste des hommes par l'invincible ciment du précieux Sang de jésus-Christ [...], dans le plus divin des Sacrements ». En outre : « Cette charité qui nous unit et anime [...] n'embrasse pas seulement les vivants mais encore les morts. » Les membres de la Compagnie, commente A. Tallon, « prient pour leurs confrères défunts, et attendent en retour un secours de ces derniers, intercesseurs privilégiés de la Compagnie auprès du Christ, "Compagnie triomphante" aidant la "Compagnie militante" ». Ainsi l'évêque de Grasse, Antoine Godeau, pouvait-il écrire que : « Les liaisons que la grâce a faites durant la vie entre les fidèles ne s'esteignent point par la mort, mais au contraire, elles deviennent immuables et éternelles. »

René Guénon va nous donner la clef de cette attitude, qui témoigne de la part des confrères d'une conscience très précise de certaines réalités, et qui, dans son insistance, ne saurait se confondre avec la simple espérance propre à tout chrétien normalement pieux. On peut regarder chaque collectivité, écrit en effet Guénon  [13] «comme disposant [...] d'une force d'ordre subtil constituée en quelque façon par les apports de tous ses membres passés et présents [...]. Chacun des membres pourra, lorsqu'il en aura besoin, utiliser à son profit une partie de cette force, et il lui suffira pour cela de mettre son individualité en harmonie avec l'ensemble de la collectivité dont il fait partie, résultat qu'il obtiendra en se conformant aux règles établies par celle-ci et appropriées aux diverses circonstances qui peuvent se présenter ; ainsi, si l'individu formule alors une demande, c'est en somme, de la façon la plus immédiate tout au moins, à ce qu'on pourrait appeler l'esprit de la collectivité (bien que le mot "esprit" soit assurément impropre, en pareil cas, puisque, au fond, c'est seulement d'une entité psychique qu'il s'agit) que, consciemment ou non, il adressera cette demande. Cependant, il convient d'ajouter que tout ne se réduit pas uniquement à cela dans tous les cas : dans celui des collectivités appartenant à une forme traditionnelle authentique et régulière, cas qui est notamment celui des collectivités religieuses, et où l'observation des règles dont nous venons de parler consiste plus particulièrement dans l'accomplissement de certains rites, il y a en outre intervention d'un élément véritablement « non humain », c'est-à-dire de ce que nous avons appelé proprement une influence spirituelle, mais qui doit d'ailleurs être regardée ici comme "descendant" dans le domaine individuel, et comme y exerçant son action par le moyen de la force collective dans laquelle elle prend son point d'appui. » Et Guénon d'ajouter en note : « On peut remarquer que, dans la doctrine chrétienne, le rôle de l'influence spirituelle correspond à l'action de la "grâce", et celui de la force collective à la "communion des saints". »

Toutefois, un problème, ici, se pose, nécessitant une digression que nous croyons propre à éclairer la suite de notre exposé : René Guénon, nonobstant les cas de « mixité » fonctionnelle évoqués plus haut, établit une distinction essentielle entre organisations ésotériques et exotériques. Alors que dans celles-ci l'être cherche à faire « descendre » l'influence spirituelle, il tend, dans celles-là, à s'« élever » vers elle. Non pas bien sûr en tant qu'individu, mais justement parce que celui-ci ne constitue, comme Guénon le rappelle dans Le Symbolisme de la Croix [14], « qu'une unité relative et fragmentaire. Ce n'est pas un tout fermé et se suffisant à lui-même, un "système clos" à la façon de la "monade" de Leibniz [...]. » L'individu est  « seulement un état particulier de manifestation d'un être, état soumis à certaines conditions spéciales et déterminées d'existence, et occupant une certaine place dans la série indéfinie des états de l'être total. »

L'étymologie même du mot « exister » (du latin ex-stare indique assez la dépendance de tout être vis-à-vis d'un principe autre que lui-même, dont il tire précisément son existence. Le concept cher à la pensée moderne selon lequel un être individuel aurait en lui-même son propre principe d'existence — puisqu'on ne veut rien envisager en dehors de lui — est tout aussi absurde que celui de l'« existence de Dieu qui le fait implicitement dépendre d'un principe qui ne serait pas Lui. Seule la distinction du « Soi » et du « moi », caricaturée par la psychanalyse, permet de concevoir la possibilité pour un être individuel dans un état d'existence donné de se libérer des limites de son individualité, en s'identifiant à ce Soi par qui sont manifestés, chacun à son degré propre, tous les états de l'Être, qui ne sont relativement à Lui que des modifications transitoires et contingentes, ne pouvant en rien L'affecter dans sa permanence et son immutabilité ; de même que, pour employer une comparaison qui revient à chaque instant dans les textes hindous, le Soleil est absolument indépendant des multiples images dans lesquelles il se réfléchit [15]. »

Toutefois, cette notion d'un Principe suprême, d'un Soi où toutes les possibilités sont comprises en simultanéité dans l'éternel présent, même si on l'admet théoriquement, n'entraîne pas nécessairement que l'être actuellement soumis aux déterminations et limitations propres à son « monde » puisse s'en libérer pour réintégrer ce Principe. La conception théologique « créationniste » n'aide pas, il est vrai, à accepter cette possibilité d'une identification de l'être à son Principe, dont le sépare censément « l'abîme de la transcendance ». Pourtant, on peut trouver chez saint Thomas d'Aquin lui-même la base théorique de la réalisation métaphysique : « C'est d'une double façon qu'une chose peut se trouver parfaite. D'une première façon, selon la perfection de son propre être qui lui convient selon son espèce propre. Mais parce que l'être spécifique d'une chose est distinct de l'être spécifique d'une autre, il en résulte qu'en toute chose créée, à la perfection qu'il possède ainsi manque autant de perfection absolue qu'il se trouve de perfection semblablement possédée en toutes les autres espèces : en telle sorte que la perfection de toute chose considérée en soi est imparfaite, comme partie de la perfection totale de l'univers, qui naît de la réunion de toutes les perfections particulières rassemblées entre elles. Et alors, pour qu'il y ait un remède à cette imperfection, un autre mode de perfection se rencontre dans les choses créées selon lequel la perfection qui est la propriété d'une chose, cette perfection même se rencontre dans une autre chose. Telle est la perfection du connaissant en tant que tel, car en tant qu'il connaît, le connu existe en lui d'une certaine manière... Et selon ce mode-là de perfection, il est possible que dans une seule chose particulière, existe la perfection de l'univers tout entier [16]»

De même, dans toutes les cosmogonies sacrées, l'homme est considéré comme un microcosme qui récapitule en lui le macrocosme. Adam ayant été créé « lieutenant » de Dieu sur la terre, ses descendants occupent potentiellement le centre du monde terrestre, et l'actualisation de cette potentialité, autrement dit le recouvrement par l'homme déchu de ses prérogatives adamiques, n'est autre que le terme des « petits mystères » antiques, identique à l'état de Rose-Croix véritable (le chemin qui mène à cet état étant parcouru par les rosicruciens). Ce processus de réintégration de l'être au centre de son état actuel d'existence est suivi de la réalisation de l'être total, qui correspond aux « grands mystères ». Ces deux étapes référant bien sûr au symbolisme de la croix, avec ses deux axes.

« En effet, ce double épanouissement de l'être peut être regardé comme s'effectuant, d'une part horizontalement, c'est-à-dire à un certain niveau ou degré d'existence déterminé, et d'autre part, verticalement, c'est-à-dire dans la superposition hiérarchique de tous les degrés. Ainsi, le sens horizontal représente l'"ampleur" ou l'extension intégrale de l'individualité prise comme base de la réalisation, extension qui consiste dans le développement indéfini d'un ensemble de possibilités soumises à certaines conditions spéciales de manifestation [...]. Le sens vertical représente la hiérarchie, indéfinie aussi et à plus forte raison, des états multiples, dont chacun envisagé de même dans son intégralité, est un de ces ensembles de possibilités, se rapportant à autant de "mondes" ou de degrés, qui sont compris dans la synthèse totale de l'Homme Universel [...] [17]. »

Ainsi, en partant de la situation « périphérique » inhérente à l'homme déchu, les facultés individuelles qui se développent sur l'axe horizontal symbolisant l'état humain, ne peuvent-elles s'identifier à l'« axe du monde », ou au « rayon céleste » (qui relie tous les états d'existence au Soi) qu'en un seul point : l'intersection des deux axes de la croix. Le point de vue désormais synthétique des Rose-Croix les affranchit donc des conditions limitatives de l'état humain - et premier lieu du temps et de l'espace, qui définissent principalement notre monde et nous y emprisonnent. A ce degré, l'initié perçoit les états supérieurs de son être sans pouvoir encore s'y identifier, tel un homme « qui ne connaît la lumière que par les rayons qui parviennent jusqu'à lui [18] ».

C'est à ce stade que se limitait l'initiation dispensée au sein de la Compagnie du Saint-Sacrement, et dont les possibilités, plus vastes bien sûr que celles offertes aux confrères exotéristes, avaient pareillement pour vecteur la branche horizontale de la croix. Ainsi donc, bien que le statut exo/ésotérique de la Compagnie constituât en toute rigueur une anomalie, il n'en était pas moins autorisé par les limites mêmes assignées aux confrères initiés et inhérentes au courant hermétique circonscrit par définition aux petits mystères. Il y avait en effet, entre le cheminement spirituel des uns et des autres, une différence de degré mais non de nature. Et même, au moins au début, un certain parallélisme dû aux possibilités de l'ascétique, que Guénon décrit comme une méthode active, quoique limitée, et dont il donne comme exemple les Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, « dont l'esprit est incontestablement aussi peu mystique que possible [...] [19] Indication qui éclaire sans doute les affinités entre la Compagnie du Saint-Sacrement et les jésuites, ainsi que le rôle de ces derniers dans la diffusion du culte du SacréCoeur.

En tout cas, ce statut spécifique de la Compagnie l’assimilait en même temps à une « extériorisation » de la Sainte Eglise, en laquelle elle se résorba après son interdiction. Dans celle-ci en effet, comme nous l'avons vu, les évêques, représentants de la hiérarchie exotérique, appartiennent aussi à la Maçonnerie opérative, et relèvent donc à cet égard du courant hermétique qui vivifiait la Compagnie, perpétuant ainsi la fonction du Pontifex Maximus, dévolue officiellement mais de façon purement « théorique » au seul évêque de Rome. On ne sera donc pas surpris d'apprendre que l'exotérisme chrétien et ce courant hermétique possèdent la même entité psychique ou le même « éon » (si ce terme n'est pas trop entaché, dans l'esprit de notre lecteur, de connotations pseudo-gnostiques) ; ce qui autorise par là même, entre les représentants exotéristes qualifiés des trois traditions abrahamiques, des relations authentiquement « œcuméniques » fort différentes de la triste parodie que nous connaissons.

En outre, le lien direct entre la Sainte Église et la Compagnie du Saint-Sacrement intégrait celle-ci de plein droit à la « mission de la France », et donc à un « gallicanisme » véritable, sans rapport là encore avec ce que l'on désigna historiquement de ce nom, et qui n'en pouvait être que la caricature, comme tout ce qui anticipe illégitimement la manifestation d'une réalité traditionnelle qui, avant que les conditions cycliques n'autorisent son actualisation, doit demeurer voilée et ne se manifester que selon des modalités inaperçues des profanes [20].

Que la Compagnie du Saint-Sacrement soit, elle, sortie de l'ombre, souligne l'importance de cette époque charnière que fut à bien des égards le XVIIe siècle, et où se situa, selon une tradition rapportée par Guénon, le départ pour l'Asie des derniers Rose-Croix. Comme toujours en pareil cas, cette rupture fut précédée de la récapitulation de certaines possibilités, et ce n'est pas sans raison qu'on appela aussi le XVIIe siècle, le siècle des saints...

Il est particulièrement significatif que ce retrait des Rose-Croix dans le « Centre suprême » ait lieu en 1648, date des traités de Westphalie qui, au terme de la désastreuse guerre de Trente Ans, consacraient l’affaiblissement décisif du Saint-Empire des Hasbourg, face aux protestants soutenus par la France de Richeulieu (le « grand fourbe » dénoncé par le pape Paul V) et de son âme damné le capucin François Leclerc de Tremblay, plus connu sous le nom de Père Joseph […]

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[1] Mois de Marie, et que l'on verra propice à une autre floraison.

[2] On comprendra bientôt combien ce double titre était « symbolique.

[3] Voyer d'Argenson, Annales de la Compagnie du Saint-Sacrement, in Raoul Allier, La Cabale des dévots, Armand Colin, Paris, 1902.

[4] Résolution du 3 avril 1658.

[5] Aperçus sur l'Initiation, chap. XIII : « Du secret initiatique ».

[6] Sans doute est-il significatif que ni l'archevêque de Paris, le médiocre et obstiné Jean-François de Gondi, ni surtout Rome, n'aient voulu « Cautionner » la Compagnie, bien que Louis XIII (qui ne consacra pas par hasard la France à la Vierge) eût écrit à Mgr de Gondi, le 27 mai 1631, pour l'inviter à donner son approbation et sa bénédiction.

[7] Chap. XII, « Organisations initiatiques et sociétés secrètes ».

[8] Il avait en fait le titre de marquis mais se faisait appeler baron par humilité.

[9] Dans cette perspective, il est significatif que Guénon - entre autres considérations fort importantes sur lesquelles nous aurons à revenir — ait évoqué l’origine compagnonnique de la légende du « Juif errant », dont il devait préciser dans sa correspondance avec A. K. Coomaraswamy, à propos du roman de Gustav Meyrink intitulé Le Visage vert, qu'elle était d'inspiration contre-initiatique et parodiait en somme la fonction d'El-Khidr. N'oublions pas que les « Dévoirants » s'appelaient aussi « Compagnons passants »…

[10] Cf. Paul Lesourd et Claude Paillat, Dossier secret, l'Église de France, Presses de Cité, 1967

[11] Cf. Alain Tallon,  La Compagnie du Saint-Sacrement, Le Cerf, 1990, à qui, sauf indication contraire, nous emprunterons les citations qui suivent.

[12] Op. Cit.

[13] Aperçus sur l'Initiation, chap. XXIV, « La prière et l'incantation ».

[14] Ed. Véga/Guy Trédaniel, chap. I, « La multiplicité des états de l'être ».

[15] René Guénon, La Métaphysique orientale, éd. Traditionnelles.

[16] De Veritate, 2, 2.

[17] Le Symbolisme de la Croix, chap. III, « Le symbolisme métaphysique de la croix ».

[18] L'exotériste, quant à lui, peut percevoir indirectement certaines réalités d'ordre supérieur « non pas telles qu'elles sont en elles-mêmes, mais traduites symboliquement et revêtues de formes psychiques ou mentales ». (Aperçus sur l'Initiation.) Pour reprendre l'image employée par Guénon, alors que l'initié qui a atteint le terme des petits mystères connaît la lumière par les rayons qui lui parviennent, l'exotériste ne la perçoit « que par des reflets ou des ombres projetées dans le champ de sa conscience individuelle restreinte, comme les prisonniers de la caverne symbolique de Platon ».

[19] Aperçus sur l'Initiation, chap. I.

[20] Témoignent entre autres de cet authentique gallicanisme, peu suspect de « nationalisme », la joie exprimée par la Compagnie à l'élection du pape Alexandre VII, adversaire de Mazarin, et la messe dite à Grenoble en septembre 1662 « pour la réunion du pape avec le Roy ». Ainsi que l'écrit A. Talion (op. cit.) : « Les actes politiques des dévots sont donc clairement dirigés contre le cardinal italien, ou contre le jeune roi, lorsque ceux-ci menacent l'unité qui doit régner dans l'Église. » Quant au faux gallicanisme manifesté par l'affaire de la régale et la Déclaration en quatre articles de 1682, c'est à tort qu'on y a associé Bossuet. Joseph de Maistre affirme à juste titre dans De l'Église gallicane, que « Colbert fut le véritable auteur des quatre propositions... Ces maximes n'étaient au fond que les maximes du parlement ». Rappelons le contenu de cette Déclaration : « Charte du gallicanisme, elle affirmait l'indépendance absolue du pouvoir temporel vis-à-vis du pape, la supériorité du concile universel sur l'autorité du pape, l'existence de privilèges spéciaux au profit de l'Église de France, enfin la nécessité de l'accord de l'Église universelle pour rendre infaillibles les décisions pontificales. » (Bernard Basse, La Constitution de l'ancienne France, éd. Dominique Martin Morin, 1986.)


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